Articles anciens (1987-1999)
Tous nos remerciements à Jacques Guezenec, qui a numérisé
les Cahiers épuisés, ce qui vous permet de consulter
cette sélection d'articles…
HUMEUR ET HUMOUR
- MICROBABEL
par Louis-Marie Vincent,
Dr ès Sciences
Françoise, chacun le sait, est mon ange tutélaire.
Elle ne cesse de me répéter que, lorsque je suis
de mauvaise humeur, je peux être d'une totale mauvaise foi.
Je crois donc honnête de vous prévenir que ce soir-là
c'était le cas. Les raisons ne font rien à l'affaire.
"Ce soir-là", c'était la réunion du CO-MI-TE.
Elle se déroulait sous le regard du dieu bienveillant mais
quelque peu malicieux qui nous sert de président. Et chacun
d'apporter le produit de sa chasse. Tous éminents spécialistes
dans leur domaine, gens de haute graisse, comme eût dit
Rabelais.
J'écoutais sagement la musique des mots, rompue de temps
à autre par une remarque pertinente du Président.
On parlait de traditions anciennes, de châ-machin-krânâ,
plus sanskrits les uns que les autres, bref de philosophie.
Et tout à coup, je réalisais que tous ces discours
n'étaient pour moi que pur galimatias. (*) Je n'en pigeais
pas un traître mot. C'est à ce moment que mon voisin
me poussa discrètement du coude et me dit à l'oreille
: "vous y comprenez quelque chose ?" - "Heu, non". J'étais
rassuré. Dès lors, déculpabilisé,
je me dissipai nettement. J'entrepris une réunion privée
à propos de statistiques, avec mon voisin d'en face. Nous
échangeâmes furtivement des petits papiers, jusqu'à
nous faire rappeler à l'ordre par qui-de-droit.
Puis vint le tour de parole de mon voisin, brillant mathématicien.
Là, captivé, je m'appliquais à le suivre
dans ses démonstrations. C'est alors que je remarquais
dans l'assistance quelques bâillements discrètement
réprimés. Tiens donc ! Ceux qui nous entretenaient
de haute philosophie semblaient à leur tour rentrés
dans leur coquille.
Heureusement, l'attention générale se réveilla
lorsque l'un de nous, véritable J.E. Robert-Houdin (1),
vint nous faire quelques démonstrations de physique amusantes,
avec clignements d'yeux et effets de lumière. C'était
à la portée de tous, ou du moins on le crut, car
à la réflexion ces démonstrations n'étaient
pas si anodines...
A toute fable, il faut une morale (car, bien entendu, tout ceci
n'était que fiction, et toute ressemblance avec des personnes...,
etc. etc.). La morale, je l'emprunterai au physicien américain
Georges Gamow. Il montrait que plus grande était l'énergie
d'un électron, plus il était difficile de le faire
sortir de son "puits de potentiel". Lorsque chacun de nous approfondit
ses connaissances, lorsque chacun de nous "creuse" une question,
c'est notre propre puits de potentiel que nous creusons. Si nous
ne dépensons pas suffisamment d'énergie pour en
sortir, nous n'échangerons jamais de spin avec nos petits
électrons voisins. En d'autres termes il faut savoir se
dépouiller de l'appareil du spécialiste pour en
extraire un essentiel, communicable à autrui, ce qui ne
signifie pas nécessairement un nivellement par la base.
Comme exemple concret, je citerai le sous-groupe II (le meilleur
évidemment) (2) qui a entrepris la rédaction d'un
"dictionnaire" des termes iandesques (**) où la sémantique
de chacun d'eux est cernée, fixée, définie
en termes accessibles à tous. C'est un début. Il
y a certainement d'autres choses à faire. Mais, "toute
synthèse coûte" disait Teilhard. Ce prix sera celui
du ciment, faute duquel notre Ziggourat risque de s'écrouler
un jour.
* Je n'ai pas dit de l'amphigouri ce qui eût été
injurieux pour leurs auteurs
** Fi ! Le vilain néologisme ! Je le retire !
(1) J.E. Robert Houdin est un célèbre illusionniste
du XIXème siècle, faisant partie de la mythologie
familiale des "Vincent".
(2)NDR (Note de la Rédactrice) : L.-M. Vincent fait évidemment
partie dudit groupe de recherche :
"Fondements physiques".
(Bulletin Iands 06, Décembre
89)
NDE : NE CONFONDONS
PAS CARTE ET TERRITOIRE
Par Régis Louis, Psychiatre
Passé le premier enthousiasme que l'on ressent en découvrant
le « phénomène NDE », l'on ressent une
certaine perplexité face aux différentes explications
avancées. Il me semble nécessaire de clarifier la
façon dont nous pouvons étudier les NDE, sans tomber
dans le travers d'une généralisation excessive ou
d'un silence frustrant.
Il est intéressant d'observer les réactions d'une
personne confrontée au « phénomène NDE
» pour la première fois. En dehors des gens assez ouverts
pour ne pas catégoriser aussitôt le phénomène,
on rencontre souvent deux attitudes :
-
Le rejet au nom de la
science, à travers des explications empirico-physiques.
-
L'acceptation au nom de
croyances mystico-religieuses ou mystico-scientifiques.
Ces réactions nous
montrent ce que l'étude des NDE ne doit pas être :
ni réductionniste, ni pseudo-mystique. Gregory Bateson1 nous
met en garde contre les deux attitudes : le réductionnisme
rejetant le sacré, qui n'est pas explicable par la méthodologie
scientifique occidentale et « les nouvelles sciences »
essayant de l'intégrer à travers une monstruosité
épistémologique et logique. Ken Wilber2 nous met en
garde contre les confusions de types logiques et des généralisations
en partant de la mécanique quantique, en ajoutant un peu
de bootstrap, un peu d'hologramme et de structure dissipative, en
reliant le tout, nous n'avons que l'illusion d'expliquer le domaine
de la transcendance par le domaine physique.
Quelle doit donc être, au niveau épistémologique,
notre étude des NDE ? Qu'essayons-nous de saisir à
travers les témoignages ? Ne confondons pas les mots (dont
les témoins nous disent qu'ils ne peuvent transcrire leur
vécu) avec l'expérience, la carte, le territoire.
le domaine mental et le domaine transcendental ? De même,
à travers certaines tentatives d'explications, ne confondons-nous
pas le niveau physique et le niveau transcendantal, à travers
des analogies sémantiques qui ne reflètent que le
niveau physique (ainsi, la « lumière » perçue
par les témoins est-elle la même que celle d'un éventuel
univers supra-lumineux ?).
Or le danger de nous aventurer « Là où les anges
eux-mêmes ne mettent pas les pieds », comme le dit Bateson,
c'est-à-dire dans le sacré, est de terminer de façon
définitive ce que le réductionnisme scientifique a
commencé : la science a exclu tout domaine qui ne pouvait
passer par les fourches caudines de la méthodologie scientifique.
Mais l'observation empirique au niveau physique ne pouvant expliquer
le sacré, la science a « tué Dieu »une
première fois. En expliquant les NDE et d'autres phénomènes
par des théories dites scientifiques, qui font appel au niveau
physique, nous risquons tout simplement, le jour où comme
tout modèle ils seront remis en question par une démonstration
des scientifiques officiels, de « tuer Dieu » une deuxième
et ultime fois. Pour l'homme de la rue, prêt à croire
à tout et n'importe quoi, le désastre sera d'être
un peu plus soumis à son « ombre » et aux parties
inconscientes du sacré, qui ne pourront plus s'exprimer.
L'enfer de l'homme peut être pavé de nos bonnes intentions.
Je pense donc qu'il importe de n'avancer que très prudemment
et de ne RIEN expliquer, en dehors de cercles de réflexions
restreints, sans certitude. Attitude frustrante, mais cohérente
et honnête.
Le seul matériel valable est celui que nous apportent les
témoins. Or ce ne sont pas des données scientifiques,
mais juste la traduction verbale d'une expérience inexplicable
et non-vérifiable au niveau physique. D'un autre côté,
nous avons des modèles d'explication physique, dont beaucoup
sont hypothétiques et surtout dont on abuse pour expliquer
les niveaux mentaux et supra-mentaux. David Bohm a ainsi protesté
contre l'interprétation qui a été faite de
sa théorie de l'holomouvement, en précisant qu'il
ne prétendait pas expliquer autre chose qu'une harmonie au
niveau purement physique. A l'opposé, certains en partant
de notions tirées de la philosophie pérenne mal comprises,
expliquent tout par des notions vagues telles que l'unité
ultime ou le vide, l'illusion, la « maya ». Il est tentant
de relier les témoignages et nos théories, les uns
semblant confirmer les autres.
Les seules certitudes que nous pouvons avancer sont :
-
que les NDE semblent se
situer dans les expériences de perception d'une réalité
nouménale, commune à toute l'humanité,
et que le langage, surtout occidental, ne peut traduire, sinon
par des métaphores.
-
que les valeurs humaines
mises en mouvement dans les NDE semblent se situer au plus haut
dans la hiérarchie des besoins, telle celle définie
par Abraham Masiow.
-
qu'aucune explication
ni au niveau physique, ni au niveau mental ne peut expliquer
le phénomène, pas plus que nous ne pouvons expliquer
la notion de Tao par exemple.
Gregory Bateson n'a hélas
pas eu le temps de terminer son ouvrage et il semble s'être
limité au niveau de la structure écologique, par manque
de temps et de par sa conviction personnelle qu'il n'y avait pas
« d'esprit » transcendant. Il nous a laissé le
soin de construire une épistémologie du sacré,
à travers un vocabulaire systémique qui établit
des liens et ne «chosifie» pas le monde (comme la langue
chinoise qui peut traduire l'objet et le mouvement en un même
signe). Le premier défi est là : trouver la structure
qui relie tous les témoignages de NDE, au delà du
langage. Le deuxième étant de ne pas ramener le sacré
au niveau du physique, du pleroma.
Que les NDE soient un chemin vers l'absolu, vers l'oméga,
ou la simple traduction spontanée du troisième Jhana,
ce travail que nous entreprenons est plus que le travail d'une vie,
c'est sans doute un travail qui n'a pas de fin.
-
La peur des anges, Gregory
et Marie-Catherine Bateson. Le Seuil, 1989.
-
Les trois yeux de la connaissance,
Ken Wilber, Le Rocher. 1987.
(Bulletin Iands 09, Mai 90)
L'E.M.I,
un événement de vie
par Pascal Le Maléfan, psychologue clinicien, docteur
en psychologie
Dans la plupart des écrits sur l'E.M.I., c'est surtout
l'approche phénoménologique qui prévaut,
ce qui n'est pas sans intérêt d'ailleurs puisque
cela permet de mettre au jour des corrélations et d'établir
des catégorisations qui aident à clarifier et
cerner le phénomène. Cependant il me semble qu'une
dimension de l'E.M.I. est laissée de côté
sans doute aussi importante que son contenu ou sa forme. Cette
dimension est celle du contexte psychodynamique de l'expérience
d'E.M.I chez un individu donné. En effet, il est je crois
tout à fait impossible d'extraire cette expérience
de la trajectoire individuelle. Dans ce sens il paraît
pertinent de comprendre les liens qu'elle a d'une part avec
la structure de personnalité et d'autre part avec le
déroulement existentiel du sujet En sorte que la dimension
que j'évoque ici peut se ramener à interpréter
l'E.M.I. comme un événement de vie, c'est-à-dire,
selon la définition qu'en donne Jean Guyotat (1984),
comme un vécu émotionnel et mental plus ou moins
important impliquant la conscience d'un changement dans la trajectoire
d'une existence.
Si l'on considère la dernière partie de cette
définition, on s'aperçoit que c'est bien ce que
l'on observe chez les personnes ayant vécu une EMI :
une conviction que la vie - et la mort - ne peuvent plus être
pareilles à la représentation qu'elles avaient
jusqu'alors et qu'eux-mêmes sont par conséquent
transformés. D'autre part, d'après les études
que nous connaissons sur la fréquence d'apparition du
phénomène, on sait qu'il est sans doute rare (1),
en tout cas qu'il ne survient pas pour toute personne placée
dans les mêmes conditions objectives d'imminence de mort
ou de danger. En d'autres termes on peut supposer que c'est
seulement chez celles ayant vécu une E.M.I. que l'expérience
s'est muée en événement. Ces deux éléments
incitent donc à considérer les conditions idiosyncrasiques
de l'émergence de l'E.M.I.
Pour l'heure, et avant d'en avoir confirmation par une étude
étendue au moyen de l'analyse faite dans le cadre de
IANDS-France des entretiens avec les "expérienceurs",
je présenterai dans les lignes qui vont suivre un cas
d'E.M.I permettant de saisir son caractère événementiel.
Ce cas m'a été rapporté récemment
par la personne elle-même mais date de plus de trente
ans, ce qui n'est pas sans poser le problème de la reconstruction
imaginaire. Toutefois je fais l'hypothèse que les distorsions
inhérentes au récit font elles-mêmes partie
de l'événement.
R., à vingt-trois ans, fit un séjour à
Londres durant l'année universitaire 1952-1953 en tant
qu'assistant de français dans un lycée anglais.
Pendant cette période, aux alentours de Noël, il
eut des problèmes cardiaques du type tachycardie (accélération
des rythmes cardiaques). Un électrocardiogramme fait
en France pendant les vacances d'hiver ne révéla
rien d'anormal. Le dysfonctionnement cardiaque fût mis
par R. lui-même au compte d'un surmenage intellectuel
et d'une nourriture trop pauvre due au rationnement existant
encore à cette époque en Grande-Bretagne. Mais
de retour en Angleterre après les vacances, les "crises"
reprirent. C'est lors de la dernière de celles-ci que
l'E.M.I s'est produite ; il s'agissait à ce moment de
bradycardie (ralentissement des rythmes cardiaques) et non plus
de tachycardie.
R. raconte qu'il s'en souvient très bien car "la cessation
très courte des battements cardiaques s'est accompagnée
d'un sentiment aigu d'une mort imminente et d'une angoisse intense",
il se souvient aussi de son impression alors de "se distancier
de (son) corps", comme si sa pensée et sa conscience
restaient actives et lucides mais que son "moi corporel" se
détachait de son "moi profond". Il ajoute que cette perception
de l'échappement de sa pensée hors de son corps
et cette sensation d'être à "mi-chemin entre la
vie et la mort et de coupure des liens avec (son) moi physique
étaient très pénibles", car ce sont justement
ces éléments qui fondaient sa conviction d'être
en train de mourir. Deux à trois secondes après,
son cœur se remit à battre et ce "sentiment d'une
rupture avec le monde concret s'estompa et disparut".
Si l'on se reporte à la typologie de l'E.M.I proposée
par P. Dewawrin dans sa thèse (1980), l'expérience
décrite ci-dessus se rapproche plus d'un sentiment de
détachement corporel que d'une décorporation.
On peut également ajouter que ce ne fut pas une E.M.I.
complète puisqu'il manque la phase transcendante. Cependant
elle comporte un des éléments essentiels de l'E.M.I
: la certitude d'être en train de mourir. C’est
d'ailleurs ce point qui, en ouvrant pour ainsi dire l'expérience,
établit celle-ci comme un événement dans
la mesure où cette ouverture est aussi une rupture. Une
rupture, justement, parce qu'il y a sans doute à ce moment
collusion entre la réalité et le fantasme. J'y
reviendrai. Mais tout d'abord il importe de montrer ce qui présida
à la création de cet événement.
On se souvient que R. a en quelque sorte rationalisé
(il le dit d'ailleurs quelque part dans l'entretien) l'expérience
douloureuse qu'il a vécue. Pour lui en effet ce sont
les mauvaises conditions de nutrition et le surmenage qui en
étaient la cause, d'autant que c'était la première
fois que cela lui arrivait. Or des éléments biographiques
et existentiels du moment, donnés par lui-même
pendant l'entretien et d'autres ayant eu cours par la suite,
permettent de situer dynamiquement cette E.M.I.
R. était en effet tombé follement amoureux d'une
jeune anglaise rencontrée au début de son stage
; il voulait se marier avec elle. Seulement il se heurta au
refus de son père de voir entrer une étrangère
dans la famille, de plus protestante. Ce refus fut d'ailleurs
clairement exprimé lors des vacances au sein de la famille.
La situation dans laquelle se trouva alors R. fut très
difficile car elle révélait aussi sa très
grande ambivalence envers son père. Il n'avait jamais
pu en effet s'opposer à lui alors même qu'il régnait
sur tous en tyran parfois pervers, traitant en particulier son
fils avec une sorte de mépris, en tout cas en contrecarrant
toutes ses revendications phalliques. De sorte que R. s'était
replié vers sa mère à laquelle il vouait
une grande affection, mais vivait dans la crainte de ce père
tout en restant impuissant à affirmer ses désirs
et surtout en s'interdisant de les exprimer, il refusait en
d'autres termes un conflit ouvert, ce qui l'amenait en général
à accepter les désirs paternels. C'est d'ailleurs
ce qui se passa pour la jeune anglaise : R. s'obligea à
rompre avec elle et abandonna le projet de se fiancer ; en un
mot il l'oublia...
C'est ici, me semble-t-il, qu'un élément déterminant
pour comprendre la personnalité de R. et l'émergence
de l'E.M.I prend toute son importance. En effet l'obligation
de rompre n'entraîna pas de dépression, encore
moins de révolte ; R. se résigna, il me précisa
ainsi qu'à aucun moment il n'eut l'envie de se suicider.
Non, le trouble ou le désordre se retourna contre lui
puisque c'est dans ce contexte qu'apparurent les bradycardies.
Cette implosion fonctionna si bien selon la logique de la fantasmatisation
psychosomatique décrite par Pierre Marty et l'école
psychosomatique de Paris, que R., depuis, est devenu un patient
psychosomatique sans le savoir, se plaignant entre autres choses
d'un "ulcère" qui le réveille chaque nuit ou presque
et qu'il traite avec la complaisance d'un médecin généraliste
avec force médicaments alors même que des examens
endoscopiques ont démontré qu'il n'y avait rien
! Une pensée opératoire s'est donc mise en place
qui, jusqu'à aujourd'hui, continue à produire
un déni portant sur un conflit impossible à élaborer.
Dans ce sens je fais l'hypothèse que l'E.M.I apparut
pour résoudre l'impasse dans laquelle se trouvait R.,
en exprimant ou révélant un désir de destruction
mais aussi un désir de vivre. Tout s'est en effet passé
comme si l'E.M.I, à la faveur d'un incident physiologique,
avait mis en scène l'ambivalence foncière de l'individu
: vivre ou ne pas vivre, et lui avait permis de dépasser
son propre vœu de mort. Elle acquiert de ce fait le statut
de fantasme car elle maintient l'intégrité du
sujet. J'avancerai en outre que le fantasme en jeu dans cette
histoire est un fantasme de rappel à la vie : être
rappelé à la vie aux portes de la mort, manière
en somme d'apprivoiser la mort avant qu'elle nous apprivoise.
Si l'on accepte l'hypothèse proposée, pour ce
cas au moins, on peut me faire remarquer que dans le récit
de l'E.M.I de R. il n'y a pas de scène de rappel ou d'élément
qui force l'individu à réintégrer son corps.
Il n'y a pas en d'autres termes de fantasme complet. Ne peut-on
penser alors que l'E.M.I elle-même était soumise
à un mode de fantasmatisation opératoire et que
de ce fait elle se structure de manière restrictive ?
C'est encore une hypothèse, bien sûr, laissant
supposer entre autres choses que ce produit psychique est soumis
comme tous les autres aux lois inhérentes à la
structure de personnalité sous-jacente. Mais il faut
ajouter que le récit d'une E.M.I. n'est pas l'E.M.I elle-même
mais bien une reformulation faisant suite à un travail
d'élaboration sans aucun doute similaire à celui
du rêve. Aussi n'est-il pas étonnant que des parties
de celle-ci puissent échapper à la mémoire,
surtout si elles sont la traduction d'un désir inconscient
jusque là refoulé.
Freud a en effet insisté sur le fait que le fantasme
est la mise en scène du désir et de son interdit
les mécanismes de défense pouvant prendre le pas
sur la représentation de celui-ci. Cependant il a également
souligné que le fantasme reste toujours à la limite
de la conscience, prêt à apparaître s'il
est investi intensivement. Dans "L'interprétation des
rêves" (1900), Freud donne justement un exemple d'un tel
surgissement qui n'est pas sans évoquer l'E.M.I en général
et l'exemple qui me sert de fil conducteur dans cet article
(2). Cet exemple se trouve dans le chapitre VI (pp. 422-423,1967)
et concerne un passage célèbre de la littérature
psychologique du XIXème siècle sur le rêve
: le rêve de la guillotine de Maury. Celui-ci a en effet
rapporté (1878) que, atteint à la nuque par son
ciel de lit alors qu'il dormait il se réveilla ayant
construit un long rêve se rapportant à la Révolution
dans lequel il tenait le rôle d'un accusé par un
tribunal de la Terreur composé de Robespierre, Marat,
Fouquier-Tinville, conduit à l'échafaud accompagné
par une foule innombrable. Le rêve s'interrompit car Maury
ressentit une angoisse intense lorsqu'il rêva que sa tête
se séparait du tronc...
De nombreuses solutions furent proposées pour rendre
compte de la rapidité avec laquelle ce rêve structuré
fut construit dans l'intervalle de temps où le ciel de
lit se décrocha et vint frapper le dormeur. Victor Egger
notamment dont j'ai rapporté ailleurs l'analyse qu'il
fit de récits d'E.M.I., envisagea que les éléments
de ce rêve sont d'une autre nature que ceux utilisés
pendant la veille, à savoir qu'ils sont plutôt
visuels et synthétiques que conceptuels et analytiques.
Aux yeux de Freud ce type de solution n'avait pas beaucoup d'intérêt
et semblait secondaire. En revanche il avança une hypothèse
lui paraissant rendre compte à la fois du contenu du
rêve et de sa prétendue rapidité. Selon
lui en effet le choc du ciel de lit n'a fait qu'éveiller
un fantasme "tout prêt" depuis des années. Et si
celui-ci a pu apparaître, c'est en raison d'une affinité
entre le stimulus déclencheur et ce fantasme. En l'occurrence,
le fantasme en jeu dans ce rêve est un désir d'ambition,
écrit Freud : celle d'être un héros sacrifié,
désir déjà présent dans les rêveries
d'adolescent de Maury, alimentées par des lectures sur
l'époque révolutionnaire, suggère Freud.
Alors, que peut-on conclure au sujet de l'E.M.I de R. et de
son statut d'événement et de fantasme que je lui
ai donné ? Il semble bien tout d'abord que les crises
et l'impression de mourir aient déclenché le fantasme,
il a été en quelque sorte réinvesti à
ce moment. C’est je crois un fantasme de rappel qui a
surgi, comme je l'ai précisé tout à l'heure,
structuré à l'instar des fantasmes mort/renaissance.
Chez R., plusieurs éléments biographiques et imaginaires
laissent penser que la question de la frontière entre
la vie et la mort n'était pas quelque chose d'établi,
les passages étant possibles. D'ailleurs maintenant il
s'appuie sur son expérience d'E.M.I. pour se convaincre
d'une vie après la mort, disant qu'avant il n'osait trop
y croire mais que depuis il a des raisons d'en être convaincu,
même s'il lui arrive de critiquer cette conviction. Plus
précisément, il est certain que la crainte de
mourir s'accompagne chez lui en même temps et de façon
non contradictoire (3) de la certitude d'en réchapper,
cette double polarité étant constitutive de son
univers fantasmatique. Or, au moment de la rupture avec la fiancée,
c'est une catastrophe psychique qu'il a ressentie mais qui n'a
pu se verbaliser ni se transformer en passage à l'acte
suicidaire ou en affect dépressif alors même que
symboliquement l'interdiction paternelle revenait à l'annuler
lui-même en annulant son choix.
Cependant son effondrement s'exprima bien au cours de ses crises
de bradycardie, mais, comme je le suppose, il existait chez
R. une telle déter-mination inconsciente à rejeter
son désir de mort qu'elle s'exprima elle aussi au cours
de l'E.M.I. De sorte que l'on peut avancer que dans ce cas l'E.M.I.
a joué un rôle symboligène, résolvant
de manière acceptable les contradictions du sujet et
lui donnant du même coup un nouvel essor. Ce rôle
de fantasme dans la résolution du conflit peut être
illustré négativement par ce que Claude Revault
d'Allonnes appelle le "blanc de fantasme" (1989). Selon cet
auteur, dans certaines situations extrêmes (terme emprunté
à Bruno Bettelheim, 1979) spontanées ou provoquées
(événements, traumatismes, chocs émotionnels,
crises) qui sont caractérisées par la menace qu'elles
font porter sur la vie du sujet et la continuité de son
identité, il y a un blo-cage du fantasme. Il s'agit en
fait d'une réaction de défense, de survie face
à l'irreprésentable et l'inacceptable de la réalité.
L'exemple princeps donné par Revault d'Allonnes est celui
de la mort d'un enfant :
devant cette réalité le parent est confronté
à la part de désir de mort qui soutient toute
relation à l'autre, en particulier à l'enfant,
et qui semble s'être matérialisée comme
si la pensée était toute puissante. Alors il vaut
mieux tout annuler, ne plus rien projeter, bloquer le fantasme
quitte à en souffrir autrement.
Bref, dans ces cas cliniques, le fantasme n'a pu jouer son rôle
d'organisateur, sinon en s'annulant. Dans le cas de R. c'est
le contraire qui s'est passé, mais au prix d'un détournement
de la fantasmatisation dans la mesure où s'est établi
un fonctionnement de type psychosomatique.
Je dirai donc pour conclure que l'approche des E.M.I. pour être
complète doit s'intéresser à la résonance
inconsciente de l'expérience et chercher à la
définir comme un événement. Bien entendu
ses déterminations sont multiples, et à cet égard
je signalerai la proposition de C. Lemaire et C. Ziskind (1989)
de considérer l'E.M.I. comme un mythe à l'instar
du phénomène O.V.N.L, en tout cas comme un élément
de ce que certains appellent le légendaire contemporain.
De même il me semble important de mettre en relation le
type de vécu et la représentation du corps retrouvés
dans les E.M.I. avec l'imaginaire actuel du corps tel que le
décrit le philosophe Gilles Lipovetsky (1983), notamment
lorsqu'il dit que le narcissisme ambiant désubstantialise
le corps pour en faire un corps "flottant". Il n'en reste pas
moins qu'une dialectique existe entre contexte culturel et contingences
individuelles. Un des points positifs mais aussi le plus ardu
de l'étude des E.M.I. est bien de nous offrir la possibilité
de réfléchir sur celle-ci.
BIBLIOGRAPHIE
Bettelheim (B.), Survivre, Laffont, 1979.
Dewawrin (P.), Les phénomènes de conscience à
l'approche de la mort. Mémoire pour le C.E.S. de psychiatrie.
Faculté de médecine Necker, Paris V, 1980
Freud (S.), L'interprétation des rêves, 1900, 1ère
édition. P.U.F., 1967
Guyotat (J.), A propos de la notion d'événement,
Annales médico-psychologiques, 1984, vol. 142, n°
2. pp. 219-222
Maury (A.), Le sommeil et les rêves, 1878 Revault d'Allonnes
(CL), Le blanc de fantasme, Bulletin de Psychologie, Tome XXXK,
n° 377, pp. 873-876
Lemaire (C.) et Ziskind (C.), Un autre regard, Psychiatrie française,
n° 5, Novembre 1989, pp. 33-40
Lipovestsky (G.), L'ère du vide. Essais sur l'indi-vidualisme
contemporain, Gallimard, 1983, Collect Folio, essais, 1989.
(1) Les statistiques et les études
prospectives diver-gent sur ce point puisque les deux études
américaines d'envergure, celles de Sabom (1982) et de
Ring (1980), concluent à un pourcentage de 40% d'E.MJ.
dans une population standard alors que les quelques écrits
français sont plus sceptiques sur ce taux élevé
et montrent au contraire un pourcentage nettement plus bas (cf.
Dewawrin, Schmitt et Eysseric, Dayot, Menanteau et Teulières).
(2) Je remercie J. Mervant d'avoir attiré mon atten-tion
sur ce passage du texte freudien et d'avoir per-mis, par ses
suggestions, l'élaboration des quelques réflexions
contenues dans cet article.
(3) Ce type de cohabitation ou de coexistence de deux propositions
contradictoires s'appelle en rhétorique un oxymore. Exemple
: un soleil noir (cf. Groupe F Rhétorique générale,
Point. Seuil, n°146).
(Bulletin Iands 08, Octobre
90)
L'EXPERIENCE
DE LA MORT
Texte proposé par Michel BON (Jampa Tarchin),
moine bouddhiste, Docteur en sociologie
Le texte ci-dessous a été rédigé
par Ter-Ton Karma Ling-pa, lama tibétain du XVème
siècle dans son traité "Se libérer par
la science des signes de la mort". C'est un très court
résumé du processus classique de la mort au niveau
des corps subtils. Il montre que la mort peut être une
occasion de libération. Mais ce processus de la claire
lumière se produit pour chacun de nous, inconsciemment,
au moment où nous passons de l'état de veille
à l'état de sommeil : il est donc quotidien. On
peut le rendre conscient durant sa vie par une pratique méditative
et atteindre l'illumination par cette voie (1).
Ce sont donc les six catégories de signes qui annoncent
la mort. Il ne faut les examiner qu'après avoir accompli
les rituels préliminaires adéquats afin d'entraîner
les signes prophétiques. Si un de ces présages
vous apparaît, appliquez-vous aux techniques de longévité
et tentez de dévier le cours d'une mort prématurée.
Si ces techniques échouent et que votre durée
naturelle de vie arrive à son terme, ce sera vraiment
le début de l'expérience de la mort. Voici les
signes immédiats de l'avance de la mort.
Tout d'abord les cinq facultés sensorielles commencent
à faiblir. Ce qui se traduit extérieurement par
des vomissements et la perte de l'appétit ; il y a une
première baisse de la chaleur corporelle et, par peur,
on éprouve des difficultés à lever la tête.
On a la sensation intérieure que sa tête tombe
lourdement.
On fait ensuite l'expérience des signes marquant le retrait
de chacun des éléments. L'élément
terre s'effondre. Extérieurement la chair et les os se
rapetissent légèrement. Intérieurement,
le corps se sent lourd et l'on a l'impression de chuter à
terre d'une certaine hauteur.
La terre se dissout dans l'eau. Extérieurement, le corps
perd de sa forme naturelle. La force physique se dérobe
et on se sent intérieurement engourdi et nébuleux.
Le sang et la lymphe constituent les éléments
aqueux internes. Quand ils viennent à manquer, c'est
le signe de la disparition de l'élément interne
eau. Des liquides coulent de la bouche et du nez et on éprouve
une sensation de soif. C'est le signal que l'élément
eau s'est dissout dans le feu.
On ressent alors une sensation interne de chaleur. A ce moment-là,
il peut y avoir soit clarté d'esprit, soit de la confusion.
La chaleur corporelle, qui représente l'élément
interne igné, bientôt se dissout. Les yeux se rétractent
dans la tête et l'on n'est plus capable reconnaître
personne. Le pouvoir de l'élément feu se retire
dans l'élément air, ce qui entraîne la disparition
de la chaleur corporelle.
L'élément externe vent se retire. C'est l'air
qui est l'aspect externe de cet élément et lorsqu'il
se dissout dans l'élément interne air, la respiration
devient haletante et les membres se mettent à trembler.
Comme signe interne, l'esprit devient agité. On est alors
visité par la vision de l'apparition d'un mirage et d'une
mince volute de fumée.
La goutte femelle rouge provenant de sa mère monte ensuite
le canal central : l'esprit se remplit d'une sensation de rougeur.
Cela indique que l'esprit d'apparition s'est dissout dans l'esprit
d'accroissement.
C'est le moment propice pour mettre en pratique les yogas tantriques
qui transforment le désir en énergie d'éveil,
coupant par là-même quarante des quatre-vingt esprits
conceptuels.
Le sperme blanc provenant originellement du père descend
le canal central. Une vision d'une blancheur éclatante
se produit et l'esprit se remplit de cette blanche apparition.
C'est l'instant précis où l'esprit d'accroissement
s'est dissout dans l'esprit de l'acquisition. Le yogi peut alors
transformer l'aversion en énergie d'éveil et se
sépare ainsi de trente-trois des esprits conceptuels
restants.
La respiration passe à présent dans de longs soupirs
ralentis. La goutte femelle se dissout dans le canal du support
de la vie et parvient au cœur. C'est le stade qu'on appelle
"noir éclatant" puis survient la chute dans une fosse
d'une extrême noirceur.
L'esprit d'acquisition se dissout dans l'esprit de proche réalisation.
Le yogi doit à ce moment transformer l'ignorance en énergie
d'éveil et se séparer des sept derniers esprits
conceptuels.
Alors, la bouche s'ouvre et les yeux se retournent dans leurs
orbites, en en révélant entièrement le
blanc. L'apparition extérieure est similaire à
un coucher de soleil. Toutes les réminiscences et manifestations
sensorielles cessent et l'on a la vision que toutes les images
se dissolvent dans l'obscurité, dans un immense étang
de noirceur. La respiration se fait superficiellement et, intérieurement,
on "expérience" une vision de crépuscule et de
ténèbres.
Puis deux des cinq gouttes femelles de couleur rouge tombent
simultanément dans le cœur. La tête s'affaisse,
on prend quelques longues respirations, la respiration devient
ensuite ténue.
Les trois autres gouttes femelles tombent dans le cœur.
La personne émet le son hik avec un mouvement respiratoire
d'un empan d'amplitude.
Une apparition d'un noir éclatant s'élève
dans l'esprit et on sombre dans l'inconscience.
La respiration cesse définitivement et les gouttes rouges
et blanches des forces mâles et femelles se réunissent
dans le cœur. On sort de l'inconscience dans un état
de joie. Cette conscience joyeuse se fond dans la claire lumière
et l'on fait l'expérience de la félicité
qui lui est simultanée.
La conscience primordiale au centre du cœur se fond dans
l'ainséité (2) des claires lumières mère
et fils. A cet instant, les énergies internes cessent
et l'esprit et l'énergie subtils pénètrent
dans le canal le plus secret de l'être.
La claire lumière fondamentale apparaît à
tous les êtres vivants. Aux yogis hautement réalisés,
le moment de l'expérience de la mort où les claires
lumières mère et fils entrent en concordance fournit
une excellente occasion d'atteindre la libération et
l'éveil. Par la mise en pratique des méditations
appropriées, l'esprit du yogi se transforme à
ce moment-là immédiatement en l'ultime état
de la sphère de vérité qui transcende toute
production, toute création.
C'est ainsi que le yogi parvient à l'éveil. L'esprit
devient la sagesse du Dharma-Kaya (3) et se manifeste sous la
forme du Sambogha-kaya (4) et du Nirmana-kaya (5) afin d’œuvrer
au bien des êtres vivants.
Ainsi, l'éveil est non seulement possible en cette vie
même, mais ceux qui n'atteignent pas ce but de leur vivant,
peuvent aussi le réaliser au moment de mourir. C'est
pourquoi rendez-vous compte de l'importance de l'obtention d'une
forme de vie humaine et prenez à cœur la pratique
des profondes instructions. Si vous ne comprenez pas au cours
de votre vie ces instructions, vous ne serez jamais en mesure
de reconnaître la claire lumière au moment de votre
mort.
Tous les êtres ont vécu, sont morts et on repris
naissance un nombre incalculable de fois. Maintes et maintes
fois, ils ont fait l'expérience de la pure claire lumière
inexprimable, indescriptible. Et pourtant à cause de
la confusion suscitée par l'obscurité de leur
ignorance innée, sans fin ils errent dans la ronde des
existences. C'est une bien périlleuse situation et vous
devez ne pas gaspiller les chances d'éveil qu'offrent
un esprit et un corps humains.
(1) Il a été publié
par Glenn H. Mullin dans "Death and dying", the tibetan tradition"
(Arkana, Boston, London), anthologie des textes bouddhistes
sur les aspects de la mort, beaucoup plus variés que
l'on ne croit avec la seule connaissance du célèbre
livre des morts, le Bardo Thôdol. Il a été
traduit en français par Olivier de Ferai et paraîtra
aux Editions Trismégiste. Les personnes qui aimeraient
se documenter sans attendre pourront voir développer
le thème de ce texte, avec bien d'autres informations
très profondes sur les pratiques tantriques, dans "Claire
lumière de félicité" de Geshé Kelsang
Gyatso (Editions Dharma, diffu-sion Dervy). Cet enseignement
secret n'était révélé que par de
hautes initiations : il est maintenant à la portée
des lecteurs occidentaux qui aiment savoir où ils s'enga-gent.
Mais il ne pourra porter ses fruits qu'à travers une
transmission initiatique et une longue pratique guidée
par un Maître d'une des lignées tibétaines.
(2) Ainséité : les choses telles qu'elles sont,
c'est-à-dire leur nature de vacuité
(3) Dharmakaya : corps de Dharma, corps psychique de vérité,
corps de sagesse
(4) Sambhogakaya : corps de lumière d'un Bouddha, corps
de jouissance
(5) Nirmanakaya : corps physique d'un Bouddha, corps d'émanation
(Bulletin Iands 04, Mai 89)
LE PANORAMA
DE LA VIE DANS LES NDE
Compte-rendu de la conférence de David LORIMER, le 19
décembre 88, à la Société de Thanatologie.
Le panorama de la vie est cette expérience qui se produit
dans les NDE et dans laquelle la personne revoit défiler
rétrospectivement sa vie, généralement
en se dirigeant vers sa naissance, mais quelquefois à
partir de sa naissance souvent en émettant un jugement
moral sur de ses actes.
D. LORIMER distingue deux sortes de panorama de la vie. La différence
entre les deux est plus une question de profondeur que de nature
: la mémoire panoramique et la revue ou évaluation
de la vie.
Dans la mémoire panoramique, on a un défilé
d'images et de souvenirs sans aucun engagement émotionnel
direct, sans identification, en spectateur. L'expérience
est involontaire, on n'a pas le sentiment de pouvoir la contrôler.
Elle se caractérise par une très grande rapidité,
le temps n'y est plus le même. Elle est très vive,
très intense, à aucun moment elle ne paraît
illusoire. Elle est très précise, les moindres
détails sont revus, distinctement.
Dans l'évaluation de la vie, on a une sorte d'équivalent
du jugement dernier, ou du jugement particulier. La vie est
revue dans un contexte de justice. Cela correspondrait à
la rencontre avec ses propres actions, à l'époque
médiévale (encounter with deeds), le symbole de
la balance ou du pont plus ou moins étroit selon qu'on
a été mauvais ou bon. Cette revue de sa propre
vie peut être initiée par l'Etre de Lumière
: "qu'avez-vous fait de votre vie ? Qu'avez-vous fait pour autrui,
pour l'humanité ?" C'est l'évaluation du Moi inférieur
par le Moi supérieur, par le Soi. Ce n'est pas une évaluation
faite par quelqu'un d'autre, mais par une partie de soi, sans
qu'il y ait possibilité de rationalisation ou d'excuses.
Il y a prise de conscience de l'effet de ses actes, de sa propre
responsabilité, de l'interdépendance des consciences,
qui n'apparaît pas dans la vie de tous les jours. Toutes
les blessures, que l'on a infligées aux autres sont alors
ressenties en soi, encore plus intensément. On peut parler
d'un karma-boomerang.
David LORIMER a replacé l'expérience du panorama
de la vie dans le cadre de certaines théories et fait
quelques phénomènes du domaine de la recherche
parapsychique. Ces autres phénomènes sont :
-
l'hypnose qui peut faire
ressusciter des souvenirs que l'on croyait disparus ;
-
la cryptomnésie,
dans laquelle ressurgissent, parfois sous forme de vécu
de vie antérieure, des souvenirs dont on n'a plus conscience
;
-
la psychométrie,
c'est-à-dire la possibilité qu'ont certaines personnes
d'à accéder à la mémoire d'un objet
ou de la personne à qui appartient l'objet, il y a une
sorte de mémoire cachée; D. Lorimer pense, pour
sa part, que la mémoire n'est pas dans l'objet mais que
l'objet permet à la personne d'entrer dans le champ de
conscience de la personne à qui il a appartenu ou même,
d'une certaine façon, dans la conscience de l'objet ;
-
les maisons hantées
pourraient être classées dans cette dernière
catégorie de phénomènes, la maison étant
comme un grand objet, on entrerait dans un enregistrement psychique
émanant du bâtiment
Les théories adéquates
pour rendre compte de l'expérience du panorama de la vie
seraient:
-
le modèle du cerveau
organe transmetteur de la conscience, par opposition au modèle
du cerveau producteur de la pensée. Le cerveau serait
l'organe qui filtrerait les sources d'information afin de permettre
l'attention au monde concret nécessaire à la vie
présente. A la mort, il y aurait donc un changement de
conscience ou une expansion de conscience, celle-ci étant
libérée du corps. Cette vue est partagée
par des penseurs comme William JAMES ou Henri BERGSON. La seconde
hypothèse implique une disparition de la conscience avec
l'arrêt de l'activité du cerveau.
-
le modèle holographique
de Karl PRIBRAM (5) et l'ordre impliqué de David BOHM
pourraient traduire la façon dont l'expérience
se manifeste : on voit sa vie dans sa totalité, mais
en même temps dans le détail, en en distinguant
l'essentiel, en pouvant en isoler certains événements.
Ce n'est pas comme une série d'images, mais comme une
forme de pensée, tout est là à la fois.
On peut faire l'analogie avec le processus créatif. Mozart
entendait d'abord une symphonie dans sa totalité, puis
l'écrivait, la traduisait dans un ordre "expliqué",
"déployé", linéaire, à partir de
sa perception existant dans un ordre "impliqué", "enroulé".
Quelques points de conclusion:
-
la conscience lors de
la mort n'est pas éteinte, mais élargie, intensifiée,
-
jusqu'au moment de l'expérience,
notre mémoire est préservée (il se peut
qu'elle soit ensuite dissoute ou concentrée),
-
les images qui défilent
ne sont pas vraiment extérieures à la personne,
mais dans l'espace de son esprit (leur rapidité et leur
intensité peut provenir d'une sorte de compression du
temps),
-
des personnes peuvent
se trouver incapables de vivre un panorama de leur vie soit
en raison du caractère trop douloureux des événements,
soit parce qu'elles n'ont pas développé des facultés
suffisantes d'empathie et d'imagination pour ressentir les émotions
d'autrui,
-
l'évaluation est
faite intérieurement par le Moi supérieur, sans
condamnation, mais dans une optique de compréhension
du sens de ses actes,
-
le revécu intérieur
du mal que l'on a fait ou du bien, intensifiés, pourrait
correspondre à l'enfer et au paradis,
-
la revue de vie nous révèle
des parties de notre psyché ordinairement cachées
(les expériences négatives pourraient signifier
une descente vers notre face sombre, et sa confrontation),
-
elle pourrait faire office
de purgation de nos désirs, de libération vis
à vis de notre passé,
-
elle n'est probablement
qu'une étape vers la transparence.
Cette interdépendance
intérieure en relation avec une interdépendance extérieure,
constatée dans le panorama de la vie, fait écho, de
nos jours, au mouvement écologique. On y trouve les mêmes
implications éthiques de responsabilité, de responsabilité,
de sensibilité, sur fond d’unité de conscience
dans le sens interieur et d’unité de biosphère
sur le plan extérieur.
ELEMENTS DE
LA DISCUSSION
A propos des observations faites lors des sorties de corps :
Hubert LARCHER
II existe, pour les disciplines scientifiques, des capacités
à appréhender ces objets frontières. Outre
les phénomènes psychiques, dits parapsychologiques
dans le vocabulaire actuel, il y a aussi des phénomènes
dits para-physiques. Par l'intermédiaire de ces phénomènes
para-physiques, comme on peut voir dans certaines maisons hantées,
il n'est pas impossible que l'objectivité prête un
certain champ d'expérimentions à des physiciens.
A propos des enregistrements sur bande magnétique de voix
et sur écran d'images attribuées à l'au-delà
:
Jean-Louis-SIEMONS
Objectivement, on peut seulement en dire que dans certaines conditions,
des gens enregistrent quelque chose. Il n'est pas du tout prouvé
que ce soient les morts qui parlent. Quant aux images TV, lorsque
l'on voit apparaître Romy Schneider avec son joli costume
à pois ou à rayures, on se demande si dans l'au-delà
elle est encore avec son petit costume avec des pois ou des rayures.
Est-ce que c'est Romy Schneider qui apparaît ou bien est-ce
autre chose ? Est-ce qu'il n'y aurait pas conservation, peut-être,
de l'information de ces choses-là quelque part ? Certains
physiciens, qui auraient de la chance, n' auraient-ils pas la possibilité
de saisir ces images et de les faire apparaître sur un écran
de télévision ? La question reste posée, et
ceci même en l'absence de fraude : est-on est bien en présence
de messages qui viennent des morts ?
Hubert LARCHER
Les Français ne sont pas aussi en retard qu'on veut bien
le dire, seulement nous ne le. claironnons pas. Nous avons fait,
notamment, des recherches sur les voix de RAUDIVE etc... Je rejoindrai
l'avis de physicien de Jean-Louis SIEMONS : nous avons trouvé
des phénomènes qui sont des captations tout à
fait inattendues de voix radiophoniques , qui sont enregistrées
sur un magnétophone et qui peuvent venir d'assez loin. Ce
ne sont donc pas des voix de morts. Je n'exclus pas qu'il puisse
en avoir, car je n'en sais rien. Qui plus est, en ce qui concerne
les expériences de télépathie, nous avons,
dans nos archives des expériences de télépathie
à travers le temps. La télépathie n'est pas
seulement spatiale ou trans-spatiale, ou plutôt supra-spatiale,
mais aussi supra-temporelle, ou trans-temporelle. Autrement dit,
nous avons des expériences de transmission de mémoire,
d'ex-vivants à vivants, cela ne veut pas dire que ce sont
des transmissions de morts à vivants. Pour l'instant les
avancées technologiques pourront peut-être nous permettre
d'aller plus loin par rapport à ce que nous savons aujourd'hui.
Le mot preuve est justement le mot difficile. Il existe en effet
des cas d'enregistrement négatif : on enregistre sur magnétophone
une personne qui parle, cette personne tombe en transe et continue
à parler pendant sa transe, nous continuons à l'enregistrer,
puis elle sort de sa transe, continue à parler et à
être enregistrée. Ensuite, on réécoute
la cassette, et pendant toute la période de transe, il y
a le silence. C'est la même chose en négatif. Si on
peut avoir un non-enregistrement qui est explicable par une psychocinèse,
il peut y avoir un enregistrement par psychocinèse, c'est
à dire par l'intermédiaire d'un agent psychocinétique.
Ce qui n'exclut pas du tout que cet agent psychocinétique
soit le moyen par lequel s'enregistre la mémoire de quelqu'un
d'autre, d'un ex-vivant, par exemple. Mais est-ce une preuve de
la survie du mort ? Nous ne pouvons pas l'affirmer. Mais je ne veux
pas décourager les recherches.
Conclusion proposée par Hubert LARCHER
Dans la mesure où les sens extérieurs s'exténuent,
et où le passage vers la mort approche, avec une déconnexion
de cette vie ici et maintenant, il se produit une évolution,
une transe de la mort, qui mène vers l'idée de transcendance.
Plus la transe est profonde, plus on va vers des jugements moraux,
et vers la déconnexion de notre conditionnement de temps
d'espace et de mouvement. Dans la mesure où nous échappons
à ces conditionnements terrestres (il convient ici de faire
une distinction entre les mots âme, psyché et esprit),
dans la mesure où l'esprit se dégage, l'esprit au
sens de St-Paul, il se produit une meilleure perception ou appréhension
de la continuité du réel cachée par la discontinuité
des apparences. On va vers la notion d'un continuum où l'objectif
et le subjectif interagissent, et où agit une intersubjectivité
qui est dans la profondeur et qui nous unit tous, et dont la clef
est l'amour.
E.S.M.
(1) le catalyseur en fut
le livre de Patrice VAN EERSEL : La Source Noire.
(2) Editions LAFFONT
(3) D. LORIMER, succédant à Margot GREY, est actuellement
Chairman de IANDS-UK
(4) cassettes enregistrées des deux conférences
à notre Centre de Documentation : si vous désirez
les écouter, venez avec votre baladeur (écoute seulement
possible avec un écouteur individuel) : sur rendez-vous.
La totalité de la conférence sur le panorama de
la vie réécrite par son auteur, paraîtra dans
un prochain bulletin de la Société de Thanatologie.
(5) dans notre prochain bulletin, compte-rendu des conférences
de PRIBRAM (SIRIUS et TOURS) et article sur le modèle holographique
par André BONALY. Maître de Conférence
(Bulletin Iands 03, Décembre
88)
SUR LA
CHUTE EN MONTAGNE
Par Michel Hulin, Professeur de Philosophie Comparée
à Paris IV - Sorbonne
L'expérience intérieure peut revêtir une
infinie diversité de formes. L'histoire de la mystique
a toujours eu tendance, comme il est naturel, à privilégier
celles de ces formes qui s'inscrivent dans une perspective philosophique
ou religieuse bien définie. Mais il existe aussi des
variantes "sauvages", spontanées ou artificiellement
provoquées, qui méritent tout autant d'être
prises en considération. Appartiennent à cette
catégorie, outre les états de conscience altérés
induits par les stupéfiants et les hallucinogènes,
certaines réactions paradoxales de la psyché confrontée
à des situations d'extrême danger qui seraient,
normalement, génératrices d'effroi. L'intérêt
de telles expériences, dont la "vision panoramique des
noyés" constitue un exemple classique, réside
précisément dans leur manière de superposer
une certaine transcendance extatique à une profonde détresse
existentielle.
Un livre récent (1), encore inédit en langue française,
a le mérite d'attirer notre attention sur une variété
remarquable de ce type d'expérience-limite, la chute
en montagne. Son auteur, Reinhold Messner, est l'un des plus
grands alpinistes de notre temps. Il est connu pour avoir été,
entre autres exploits, le premier homme à gravir l'Everest
sans le secours d'un masque à oxygène. Mais c'est
aussi un homme qui s'intéresse aux arrière-plans
"spirituels" de l'alpinisme. Son livre se présente sous
la forme d'une sorte d'anthologie qui rassemble et commente
les témoignages de personnes miraculeusement sorties
indemnes (ou presque) de chutes gravissimes en haute montagne.
Certains de ces témoignages remontent au XIXème
siècle et avaient déjà fait à l'époque
l'objet de publications dans diverses revues de Clubs Alpins
en Suisse ou en Allemagne, d'autres sont inédits. On
se propose ici de traduire quelques passages choisis parmi les
plus significatifs, de grouper les plus saillants de leurs traits
communs et d'en esquisser une interprétation.
Nous commencerons par le récit du Professeur Albert Heim,
un alpiniste suisse du siècle dernier qui est en même
temps l'auteur de la première anthologie consacrée
à la chute en montagne (2).
En 1871, un matin de printemps, A. Heim dérape dans un
couloir d'avalanche : «... Je filai à la vitesse
du vent vers une pointe rocheuse à ma gauche, vins rebondir
contre elle et basculai par dessus, planai quelque vingt mètres
dans les airs pour, finalement, atterrir sur une plaque de neige
au pied de la paroi rocheuse [...] Ce que j'ai pensé
et ressenti durant ces cinq ou dix secondes, je ne parviendrais
pas à l'exprimer en dix fois plus de minutes. Tout d'abord,
j'examinai la situation : «La pointe rocheuse par dessus
laquelle je vais être précipité se prolonge
visiblement vers le bas par une paroi verticale. Toute la question
est de savoir s'il y a encore de la neige en bas. Si oui, je
pourrai m'en tirer. S'il n'y en a plus, je vais être précipité
dans les éboulis tout en bas et alors, avec une telle
vitesse de chute, la mort est inévitable. Si, arrivé
en bas, je ne suis pas mort ou inconscient, je devrai prendre
aussitôt le petit flacon d'éther de vinaigre qui
se trouve dans la poche de ma veste et m'en mettre quelques
gouttes sur la langue. Je ne dois pas non plus laisser échapper
mon bâton d'alpiniste car il peut encore être utile,
je dois donc le tenir d'une main ferme. Je pensai aussi à
jeter mes lunettes pour éviter que des éclats
ne viennent me blesser les yeux mais j'étais à
ce point secoué et ballotté par la chute que mes
mains n'y parvinrent pas [...] Je songeai aussi à ma
leçon inaugurale de «Privat-Dozent» (3) qui
devait avoir lieu cinq jours plus tard et que, de toute manière,
je ne pourrais pas assurer. J'assistai à la scène
où mes proches recevaient la nouvelle de ma mort et je
les consolai en pensée. Ensuite, je contemplai à
une certaine distance, comme si elle se déroulait sur
une scène, l'ensemble de ma vie passée. Tout était
transfiguré, dépourvu d'anxiété
et de souffrance 1...] Je me sentis de plus en plus entouré
par un ciel d'un bleu splendide, parsemé de petits nuages
rosés et surtout d'une tendre nuance de violet. Au moment
où je pris mon vol dans l'air libre je me sentis glisser
en lui d'un mouvement doux et planant, sans aucune souffrance,
tandis que je voyais s'approcher le champ de neige sous mes
pieds [...] Alors je perçus un choc sourd et ce fut la
fin de ma chute. A cet instant, un objet noir passa furtivement
devant mes yeux et je criai trois ou quatre fois : Je n'ai absolument
rien ! »
En 1887, dans le massif du Cervin, Eugen Guido Lammer, entraîné
par une avalanche, fait une chute d'environ deux cents mètres
:
« ... Durant ce vol sinistre mes sens restèrent
en éveil. Et je puis vous le certifier, amis, c'est une
belle mort. On ne souffre pas ! Une piqûre d'épingle
fait plus mal qu'une telle chute. Pas d'angoisse de mort non
plus, ou seulement au début. Dès que mes ultimes
manœuvres de sauvetage se furent avérées
vaines ce fut pour moi le grand abandon. Ce personnage chassé
à travers l'étroit couloir d'avalanche, projeté
par dessus le corps de son compagnon, propulsé dans le
vide par la traction de la corde, était un étranger,
un quelconque morceau de bois, et mon Moi flottait au-dessus
de toute cette scène avec la tranquille curiosité
du spectateur au cirque. Une seule chose me gênait : le
fait d'être ébloui par le soleil qui, juste en
face de moi - il était environ 17h30 - brillait à
travers un tourbillon de neige poudreuse. Un raz de marée
d'images et de pensées envahit mon cerveau. Beaucoup
de souvenirs d'enfance, mon pays natal, ma mère, le choc
élastique des boules sur le billard. «Ah ( Ah !
- pensai-je - le Professeur Schulz pourra écrire, triomphant,
« voilà ce que c'est ! » [...] Je devrais
remplir des centaines de pages pour traduire cette masse d'idées
et d'images. Et pendant tout ce temps, le calcul froidement
objectif de la distance restant à parcourir avant d'être
étendu, mort, en bas. Tout cela, sans cris, sans agitation,
sans tristesse ; entièrement délivré de
la chaîne du Moi ! Des années, des siècles
s'écoulèrent durant cette chute. »
L'alpiniste allemande Charlotte Wolny décroche d'une
paroi rocheuse, dans les Alpes bavaroises, en août 1975
: «... A l'instant où je perdis ma prise, je réalisai
qu'après tant d'années d'escalade j'étais
en train de tomber et que j'allais mourir. Je ne ressentais
pas d'angoisse. Je sentis seulement mon corps culbuter vers
l'arrière et je m'étonnais même de ne pas
en souffrir. La nuit, aussitôt, s'était faite autour
de moi. Je pensai que j'allais bientôt revoir mon mari,
mort sept mois auparavant jour pour jour, et je m'en réjouissais.
Je sais seulement encore que, dans l'obscurité qui m'entourait,
mon cœur se mit à battre avec une violence atroce
et j'étais persuadée que j'allais mourir mais,
derechef, sans angoisse. Je m'émerveillais de constater
à quel point cela était facile et je me réjouissais
à la pensée que toute souffrance allait bientôt
cesser. »
Norbert Baumgartner commence par décrire, en termes hautement
techniques, les circonstances de sa chute. Puis il enchaîne
: « Voilà ce qu'après coup je suis en mesure
de reconstruire. Mais de la chute elle-même je prends
conscience sur un tout autre mode, un mode d'une effrayante
étrangeté, toute nouvelle pour moi. Ce n'est pas
moi qui tombe, qui est précipité vers le bas,
qui s'écorche au contact du rocher. Mais j'assiste à
la chute de quelqu'un. Ce quelqu'un me ressemble trait pour
trait. Je pourrais être lui et pourtant je ne le suis
pas, je ne puis pas l'être puisque, justement, je le vois
tomber. Celui-là porte ma vieille veste rouge, mes chaussures
en triste état, mon pantalon d'un vert sale avec ses
éternels accrocs »...] Il est suspendu à
une plaque rocheuse qui se détache et roule vers la vallée
avec un bruit de tonnerre. Et lui tombe, dérape, s'écorche,
s'immobilise et reste là étendu. Curieux ! C'est
la première fois que je suis le témoin d'une chute.
Lui est-il arrivé quelque chose ? »
Terminons par le récit du Professeur Hias Rebitsch, peut-être
le plus étrange de tous. Dans la phase la plus délicate
d'une ascension, soudain, une prise cède : « ...
Mon buste est repoussé vers l'arrière comme par
le poing d'un géant. Je ne dois pas culbuter, surtout
ne pas tomber sur le dos, la tête en bas [...] D'une poussée
des jambes je me détache de la paroi et me projette dans
l'air à la rencontre du sinistre, de l'impitoyable abîme.
Commence alors l'insensée, la terrifiante descente aux
enfers. Un bref à-coup : le premier piton a cédé
; le second [...] Je glisse le long de la roche, m'y heurte,
cherche à m'y cramponner. Mais une force élémentaire,
irrésistible, me catapulte vers le bas. Perdu, terminé
[...] Et voici que je ne ressens plus d'angoisse. La peur de
la mort s'est écartée de moi. Toute espèce
d'émotion a disparu de même que toute perception
extérieure. En moi il n'y a plus que le vide, un abandon
total, et hors de moi il fait nuit. Je ne « tombe
» même plus, je flotte doucement dans l'espace,
installé sur un nuage, libéré de toute
adhérence à la terre. Nirvana ? Ai-je déjà
franchi le sombre portail qui mène au royaume des morts
? Voici que soudain lumières et mouvements font irruption
au milieu des ténèbres. Des flots mêlés
de l'ombre et de la clarté se détachent certaines
lignes : d'abord confusément esquissées, elles
en viennent à dessiner des silhouettes reconnaissables.
Une représentation naturaliste de silhouettes et de visages
humains. Sur un écran intérieur un film muet,
en noir et blanc, est projeté. Je suis le spectateur
et me vois dans le film, âgé de trois ans à
peine, trottinant vers la boutique de l'épicier, toute
proche. Je serre bien fort dans ma menotte le Kreuzer (4) que
m'a donné ma mère pour que je m'achète
quelques sucreries. Changement de scène : petit enfant,
un empilement de planches s'écroule sur ma jambe droite.
Mon vieux grand-père qui clopine, appuyé sur son
bâton, s'évertue à soulever les planches.
Ma mère rafraîchit et caresse mon pied meurtri.
Deux incidents dont je ne me serais jamais souvenu autrement
[...1 Le film se poursuit mais les scènes qu'il montre
n'appartiennent plus à mon existence actuelle [...] Me
voici page portant blason dans une haute salle d'armes : nobles
en habits d'apparat, châtelaines avec tous leurs atours,
hanaps passant de mains en mains, toute une vie pleine de couleur
et de mouvement t...] Ensuite, comme d'une autre couche d'images,
se détache un motif plus persistant : je marche dans
une vaste plaine, labourant mon champ avec une charrue de bois,
tandis qu'une armada de nuages défile dans le ciel. C'est
alors qu'un audacieux fonduenchaîné me transporte
au cœur d'une mêlée : des cavaliers sauvages,
barbares. la chevelure en broussaille, attaquent : des javelots
volent ; détresse mortelle ! Le tout silencieux, spectral.
Soudain, un appel venant de très loin : « Hias
! » et de nouveau : « Hias, Hias ! » Un appel
intérieur ? Celui d'un frère d'armes ? Brusquement
il n'y a plus de combats, plus de cavaliers, plus d'angoisse
mortelle. Rien que le calme autour de moi et le rocher inondé
de soleil devant mes yeux qui se sont ouverts.»
Cherchons maintenant à rassembler les éléments
constitutifs de cette expérience tout à fait singulière
qu'est la chute en montagne. Première surprise : là
où s'attend à rencontrer la panique, l'agitation
désordonnée du corps, les hurlements de terreur,
règne à l'extérieur un profond silence
et à l'intérieur une parfaite sérénité.
Les accidentés tombent comme dans un rêve, calmes,
recueillis, sans pousser un cri. Il y a toutefois à cela
une condition : le déclenchement de la chute doit avoir
été brusque, imprévisible, comme dans le
cas d'un «dévissage» soudain au milieu d'une
paroi verticale. Ou bien une première phase de dérapage
ou de glissage - où certaines manœuvres de sauvetage
pouvaient encore avoir un sens - doit avoir fait place à
une seconde phase de chute libre dans laquelle la vanité
de telles manœuvres est devenue évidente. Ce qui
confère à la chute en montagne (ou d'un gratte-ciel,
etc., à condition d'être accidentelle) son caractère
spécifique, parmi bien d'autres situations de danger
extrême, c'est précisément l'état
d'abandon, de déréliction du «tombant»,
devenu le jouet passif des forces cosmiques. Cette simplicité
tragique ne se retrouve pas au même degré dans
des situations comme la noyade, l'incendie, le bombardement,
etc., qui toujours laissent au moins entrouverte une porte de
salut.
Un autre trait caractéristique est fourni par le dédoublement
du sujet. Un Moi spectateur, un Témoin assiste, pour
ainsi dire d'en haut, à la chute d'un certain personnage
qui, même revêtu des habits du moi (cf. le témoignage
de N. Baumgartner). est vu essentiellement comme «il»
ou «lui». Il est clair que ce second trait renvoie
au premier : l'homme qui tombe demeure vraiment lui-même
qui tombe. Il restera cependant à déterminer si
ce dédoublement -quel que soit son mécanisme psychologique
- est la véritable cause de la sérénité,
ou bien son effet (ou l'une de ses expressions privilégiées).
L'expérience de la chute se caractérise encore
par l'extraordinaire intensité de l'activité mentale
à laquelle elle donne lieu. Tous les témoignages
s'accordent à souligner le contraste entre la durée
réelle de la chute, toujours très brève
(même une chute libre de 200 m ne dure guère plus
de six ou sept secondes), et l'incroyable densité de
réflexions, d'images et d'événements que
la conscience est capable d'y loger. Ce foisonnement des représentations
se présente lui-même sous deux formes distinctes,
correspondant peut-être à deux niveaux de profondeur
de l'expérience.
Tantôt (récit de A. Heim et début du récit
de H. Rebitsch), il s'agit d'une anticipation active du choc
: à la vitesse inhumaine d'un calculateur électronique
le sujet envisage tous les «cas de figure» susceptibles
de se produire et élabore une stratégie précise
en rapport avec chacun d'eux. L'imagination de ce qui se passera
après l'accident (par exemple, le deuil des parents,
amis, etc.) est présente aussi mais comme tenue en laisse
par la priorité absolue accordée à la stratégie
de survie. La perception de l'environnement (pentes, pointes
rocheuses, bancs de neige, etc.) subsiste et atteint même
un exceptionnel degré d'acuité.
Tantôt, au contraire (récit de Ch. Wolny et corps
du récit de H. Rebitsch), dès le début
de la chute, la nuit descend sur le monde, enfermant le sujet
dans son espace intérieur. Se produit alors la plongée
dans les profondeurs de la psyché, l'émergence
des scènes d'enfance depuis longtemps oubliées,
bref l'ensemble des phénomènes habituellement
regroupés sous l'appellation générale de
« vision panoramique ». Notons cependant, dès
maintenant, que les témoignages présentés
ici donnent davantage l'impression d'un film, mais au déroulement
saccadé et capricieux, avec des ruptures et des retours
en arrière. En somme, plutôt la possibilité,
quasi ludique, de voyager à son gré à travers
son propre passé que la contemplation de celui-ci dans
les facettes d'un cristal figé.
Un dernier trait caractéristique de l'expérience
est qu'elle se déroule à l'intérieur d'un
monde devenu silencieux et comme statique. Or, le silence qui
entoure soudain ces alpinistes n'est pas plus naturel que les
ténèbres où d'autres sont brutalement plongés
en plein jour : bruits du vent, appels des compagnons, fracas
des morceaux de rocher dévalant les pentes, rien de tout
cela n'est entendu. De même, il est étrange que
revienne dans tous ces récits (et dans bien d'autres
non cités ici) le verbe schweben qui signifie «
planer » et même, plus littéralement, «
flotter immobile dans l'espace » : la formidable traction
de la pesanteur, le courant d'air provoqué par la chute,
le défilé accéléré des repères
spatiaux (arbres, parois rocheuses, etc.) ne semblent pas être
perçus.
Que penser de tout cela ? En particulier
devra-t-on dire que ce genre d'expérience relève
de la pathologie de l'affectivité - au même titre,
par exemple, que les hallucinations de certains malades mentaux
- ou bien, au contraire, qu'il nous révèle quelque
chose d'essentiel sur la condition humaine ? Nous ne pouvons
espérer faire la lumière sur ce point que si d'abord
nous cherchons à revivre cette expérience de l'intérieur,
du point de vue même de ceux qui l'ont connue.
Il est évident, tout d'abord, que cette expérience
ne se manifeste qu'au-delà d'un certain seuil. La simple
conscience d'un danger, même extrême, ne suffit
pas à la déclencher. Elle procure, certes, au
sujet une sorte de choc électrique - certains témoignages
parlent d'une vague de chaleur montant subitement à la
tête - qui l'arrache à la relative somnolence où
il pouvait se trouver l'instant d'avant, à un certain
relâchement de l'attention qui a pu être précisément
à l'origine de sa chute. Ainsi « réveillé
», le sujet accède à une acuité de
perception et à une agilité de raisonnement exceptionnelles.
Mais tout cela se déroule dans une perspective d'adaptation
au monde, de « lutte pour la vie » qui ne comporte
encore aucune rupture par rapport au passé du sujet et
à ses choix existentiels majeurs. Ce qui marque le franchissement
du seuil, c'est la prise de conscience d'une détresse
et d'une impuissance totales face à l'événement.
A travers tous les témoignages ce tournant décisif
est signalé par le retour des mêmes expressions
ou interjections : « terminé », « fichu
», « plus rien à faire », « tout
est perdu », etc.
Alors, dans l'homme livré au gouffre, quelque chose d'essentiel
« casse » subitement, à savoir le ressort
inconscient de son vouloir-vivre. Dans la mesure, en effet,
où il perçoit clairement l'inanité de toute
tentative de sauvetage il se saisit comme étant, d'une
certaine manière, déjà mort. Les quelques
secondes qui le séparent de l'écrasement tout
en bas sont comme l'intervalle entre sa condamnation à
mort et son exécution. Cela signifie qu'une évidence
intellectuelle irrésistible lui coupe littéralement
le souffle en lui faisant toucher du doigt la contradiction
flagrante qu'il y aurait, pour lui qui est virtuellement anéanti,
à prétendre encore respirer, espérer, craindre,
se projeter vers l'avenir, en un mot vivre. On peut dire, en
somme, qu'un premier et involontaire lâcher prise, au
sens propre, celui-là même qui a provoqué
la chute de l'alpiniste, en entraîne un second, pleinement
libre et radical, dans lequel celui-ci, subjugué par
l'imminence inéluctable de sa propre fin, s'immole en
pensée, se retranche lui-même du monde des vivants.
C'est ce sacrifice du moi, sacrifice à la fois spontané
et arraché au sujet par les données objectives
de la situation, que l'un des survivants (E.G. Lammer) appelle
« le grand abandon ».
Pour accéder à ce qui réellement se dévoile
dans l'expérience de la chute il est indispensable de
bien comprendre le mécanisme d'un tel renoncement. Il
ne paraît pas requérir une quelconque prédisposition
subjective, une sensibilité particulière de caractère
philosophique ou religieux. En tout cas, rien dans les données
dont nous disposons n'autorise à l'affirmer. Ce qui paraît
décisif, en revanche, c'est l'effet de surprise selon
lequel un homme « ordinaire », plus ou moins englué
dans les joies et soucis du quotidien, bascule soudain dans
l'inimaginable et se trouve confronté sans préparation
à la face terrible de l'Etre. Le dépaysement est
alors si brutal qu'on n'a même pas le temps d'avoir peur.
La suspension du vouloir-vivre qui en résulte n'a donc
en elle-même rien d'héroïque, même si
elle présente l'apparence d'un sursaut d'héroïsme
et produit pour un temps les mêmes effets. Sa nature est
bien plutôt celle d'une paralysie de l'imagination désirante
là où, en un éclair, le monde s'est révélé
si hostile, si impraticable (5) que plus aucun projet, plus
aucun geste, plus aucune parole n'y conserve le moindre sens.
On ne s'étonnera jamais assez de ces failles qui peuvent
à tout instant s'ouvrir dans le sol réputé
ferme de l'expérience ordinaire. Une prise s'effrite,
un piton cède à l'improviste et, en l'espace de
quelques brévissimes secondes, un homme est arraché
à tout ce qui faisait sa vie et plongé dans une
solitude et une pauvreté infinies. Lui qui évoluait
dans la lumière est précipité d'un seul
coup dans l'Hadès. Encore tout ruisselant de vie il lui
faut sur le champ abandonner toute espérance, consentir
à se laisser effacer à jamais de ce monde.
Mais le miracle est que ce baptême de terreur renaisse
un homme nouveau. Celui qui vient de passer par la Grande Capitulation
se réveille aussitôt et s'émerveille d'accéder
à un plan d'expérience dont, en règle générale,
il n'avait jusqu'alors même pas soupçonné
l'existence. Par sa soudaineté et son caractère
apparemment irrémédiable l'expérience de
la chute a décapé dans le sujet tout ce qui était
simplement acquis, superficiel, factice. Elle l'a contraint
à consentir en pensée à des sacrifices
d'une ampleur telle qu'il a maintenant conscience de ne plus
rien posséder et de n'être lui-même absolument
plus rien. Dépouillé, vidé de sa substance,
il se sent déjà mort. Mais, en réalité,
la chute n'a fait que dissoudre son individualité affective,
mentale et sociale, son ego. Par là même elle a
mis à nu, révélé pour la première
fois le noyau permanent et indestructible de cette individualité,
le principe transcendant de la conscience, le Soi.
Les manifestations psychiques « paranormales » caractéristiques
de la chute peuvent alors être comprises comme les signes
d'une émergence du Soi à l'intérieur d'un
champ de conscience où il n'avait jamais été
repéré comme tel. C'est le cas, en particulier,
des modifications remarquables qui s'introduisent dans la perception
du temps. D'une part, on assiste à une intensification
et à une accélération des processus mentaux
telles que la chute, en dépit de sa brièveté
objective, paraît durer des siècles. D'autre part,
la marée montante des souvenirs tend à envahir
l'ensemble du champ de conscience, au point même de détourner
l'attention de la réalité présente. Il
est facile de voir que les deux phénomènes sont
liés et qu'ils expriment, chacun à sa manière,
la transcendance de la conscience par rapport au temps.
Dans l'attitude naturelle nous admettons tacitement que «
penser » est une activité comme une autre, qui
procède de certaines causes et aboutit à certains
effets, qui s'étale dans la durée, exige du temps
pour s'accomplir. L'expérience de la chute, dans la mesure
où elle se traduit par une sorte d'emballement de la
mécanique mentale, contribue à ébranler
ce préjugé. Elle semble tendre vers une limite
idéale où un déroulement infiniment accéléré
des processus mentaux déboucherait sur un « acte
pur », une coprésence parfaite à la conscience
de tous ses contenus. De la même manière, il paraît
naturel d'admettre que les pensées, conçues comme
des séries d'événements psychiques, une
fois précisément qu'elles sont « passées
», se trouvent détruites, abolies en tant que telles
et ne peuvent plus être que reconstruites, à partir
des empreintes qu'elles auraient éventuellement laissées
(œuvres, traces cérébrales, etc.), par une
activité spécifique de remémoration. Le
phénomène de la vision panoramique du passé
suggère tout autre chose :
Loin de se dissoudre d'instant en instant, la conscience serait
installée dans un présent inamovible d'où
elle pourrait atteindre à volonté et comme toucher
à distance n'importe quel épisode de sa propre
histoire. Elle envelopperait en droit la totalité de
son passé et ne serait pas tributaire pour cela de l'instrument
précaire d'une mémoire, conçue comme une
fonction spécialisée (6). Il est significatif
à cet égard que les témoignages utilisés
ici ne font aucunement mention d'un déroulement continu
des souvenirs, dans l'ordre supposé de leur enregistrement
depuis l'instant de la naissance jusqu'à celui de la
chute. Ils évoquent plutôt un libre vagabondage
à travers le passé (et l'avenir), marqué
certes par la résurgence de scènes d'enfance significatives
mais aussi bien - semble-t-il - par celle, plus fantaisiste
et gratuite, d'épisodes futiles, comme si la conscience
cherchait ainsi à se prouver à elle-même
qu'elle a récupéré l'intégralité
de ses pouvoirs.
En d'autres termes, le sujet en vient à se saisir sous
la forme d'une essence intemporelle, inaltérable, qui
contemple sereinement, comme s'il s'agissait d'un autre absolu,
son alter ego de chair et d'os en train de plonger dans l'abîme.
Les divers récits rapportés plus haut utilisent
tous, sans le savoir, le langage de la philosophie Sâmkhya.
Ils posent d'un côté le Témoin, la monade
spirituelle (purushà), en dernière analyse étrangère
aux vicissitudes de ce monde, et, de l'autre, un fragment de
nature soumis aux lois générales de la Nature
(prakriti). L'expérience du dédoublement, dont
nos auteurs font presque tous état, n'a en soi rien de
pathologique. Elle ne fait que retrouver, en empruntant un raccourci
dramatique, cette discrimination (yiveka) de l'Esprit et de
la Nature à laquelle la philosophie Sâmkhya accède
par d'autres voies, infiniment plus complexes et spéculatives.
Mais le résultat, au moins pour un instant, est le même.
C'est un état de désengagement absolu (kaivalyà),
d'indifférence bienheureuse à tout ce qui peut
encore vous advenir en ce bas monde, le trépas y compris.
La métaphore du vol plané, qui revient d'une manière
obsédante à travers la plupart des témoignages,
exprime à merveille cette situation de transcendance.
On serait donc tenté de dire que les accidents de montagne
- et les autres expériences du même type - réalisent
« à chaud », sous la contrainte directe des
circonstances, ce même dépouillement libérateur
vers lequel convergent les voies spirituelles reconnues dans
les grandes religions. Ce que certains obtiennent - et que beaucoup
n'obtiennent pas ! - au terme de trente années d'ascèse
et de méditation, d'autres y parviendraient, sans l'avoir
cherché, en quelques secondes de chute dramatique. Avant
d'entériner une conclusion aussi audacieuse nous devons
cependant dire quelques mots des tentatives d'explication de
ces mêmes phénomènes qui les ramènent
à des mécanismes purement psychologiques et, en
tout cas, leur refusent une quelconque valeur de révélation.
Les plus caractéristiques de ces schémas explicatifs
sont, sans aucun doute, ceux proposés dans le cadre de
la psychanalyse freudienne (7). Ils consistent à inclure
les phénomènes paranormaux déclenchés
par l'imminence de la mort dans le cadre général
des « mécanismes de défense du moi ».
Pour Freud, tout vivant est nécessairement soumis au
« principe de plaisir », c'est-à-dire qu'il
tend à abaisser au maximum le niveau de la tension interne
(nerveuse et psychique) que représentent ses propres
pulsions, aussi longtemps qu'elles n'ont pas trouvé d'exutoire.
Normalement, cette recherche du plaisir (ou plus exactement
cet évitement du déplaisir) passe par une action
exercée sur le monde physique et social. Dans l'hypothèse
cependant où toute action de ce genre s'avérerait
impossible -et c'est bien le cas ici - la nécessité
de satisfaire à tout prix le principe de plaisir imposerait
une distorsion de la perception du monde extérieur, une
transformation magique, hallucinatoire de celui-ci. On parle
ainsi couramment de « déréalisation »
: au moment le plus critique de sa chute l'alpiniste cesserait
de percevoir le monde objectivement. Fuyant l'insoutenable réalité,
il se réfugierait dans une sorte de rêve éveillé
où apparaîtraient toutes sortes de fantasmes compensatoires,
surgis des couches les plus infantiles et les plus narcissiques
de son inconscient. Certains auteurs évoquent même
la possibilité d'une régression jusqu'à
l'expérience intra-utérine et croient pouvoir
ainsi expliquer l'impres-sion de « flottement immobile
» (schweben) dont il a déjà été
question (8).
Sans vouloir examiner cette thèse dans toutes ses implications,
nous nous contenterons de faire observer qu'elle n'est peut-être
pas totalement incompatible avec la nôtre. En principe,
certes, les deux types d'explications sont diamétralement
opposés. Nous faisons du « sacrifice du moi »
le pivot de l'expérience, le Sésame qui ouvre
la porte de la réalité intérieure, alors
que l'explication freudienne voit le moi sacrifier l'objectivité
et se réfugier dans les purs fantasmes, à seule
fin de préserver sa propre intégrité. Mais,
en réalité, il n'est pas possible de s'en tenir
à une opposition aussi tranchée. D'une part, en
effet, l'auto-immolation accomplie en pensée au cours
de la chute a quelque chose d'automatique et de forcé.
Elle ne se produit que sous la pression des circonstances. Elle
n'intervient pas au terme d'une longue et systématique
purification du cœur et de l'esprit. On ne saurait donc
l'assimiler à un authentique accès à la
délivrance. La preuve en est qu'après le miracle
d'un sauvetage intervenu in extremis le « vieil homme
» reprend vite le dessus. Certes, de nombreux témoignages
insistent sur les répercussions durables d'un tel choc
: beaucoup sont devenus plus méditatifs, ont modifié
leur échelle de valeurs et même leur conception
de la mort. Mais il demeure que ce genre d'expérience,
s'il comporte bien la révélation de la réalité
intérieure, ne permet pas à lui seul d'entrer
de plain-pied dans cette réalité.
D'autre part, nous ne devons pas nous laisser abuser par des
expressions comme «déréalisation »,
« recours aux fantasmes », etc. L'explication freudienne
admet bel et bien le caractère rigoureusement «
invivable » de certaines situations et donc l'impossibilité
de fait, pour le sujet, d'y faire face autrement que par une
radicale introversion. Et seul le maintien de certaines préjugés
objectivistes l'empêchent alors de donner à une
telle conversion toute sa valeur, de sorte qu'elle s'obstine
à la qualifier négativement comme« fuite
», « évitement », «réaction
de défense », etc. L'emploi de ces qualificatifs
ne serait justifié que si une autre attitude («
lucide », « adulte », « responsable
», etc.) était concevable face à l'expérience
de la chute. Or, nous avons vu que c'est précisément
la reconnaissance du caractère désespéré
de la situation - aux antipodes de toute fuite dans des espoirs
de sauvetage miraculeux -qui déclenche le processus dit
de déréalisation. On aura d'ailleurs pu le constater,
à travers la lecture de certains témoignages,
que cette fameuse déréalisation ne se substitue
pas nécessairement à l'évaluation froidement
objective des circonstances de la chute (évaluation de
la distance à parcourir, du point d'impact probable,
etc.) mais qu'elle peut, au moins dans certains cas, se superposer
à elle.
En guise de conclusion nous proposerons de voir dans cette expérience
de la chute ne montagne une illustration particulièrement
frappante des ambiguïtés liées à la
notion même de renoncement (sannyâsa). Que représente-t-elle,
en effet, sinon une forme « chirurgicale » de sannyâsa,
un arrachement violent en lieu et place du lent et minutieux
détachement dont la tradition hindoue s'est ingéniée
à codifier les étapes ? Or cette même tradition
n'a cessé de méditer sur les contradictions du
sannyâsa. On le voit généralement comme
une condition, nécessaire mais non suffisante, de la
délivrance. Pourtant, il a toujours été
reconnu qu'un renoncement sincère, total, parfait, serait
déjà en lui-même l'atteinte de la délivrance.
Si, en fait, il n'en est que le moyen cela tient à une
certaine impureté qui s'attache à lui : rejet
passionné des misères de l'existence sociale et
désir non moins passionné de la délivrance
envisagée confusément comme une sorte de paradis.
D'où le paradoxe selon lequel la délivrance n'est
atteinte que moyennant l'extinction du désir même
de délivrance. Notre débat avec la thèse
psychanalytique relative à la chute en montagne tourne
autour de la même situation paradoxale. Cette thèse
ne se montre sensible qu'à son aspect négatif
de fuite devant une souffrance psychique insupportable. Elle
se refuse donc à lui reconnaître une quelconque
valeur de salut. Nous avons, au contraire, cherché à
souligner le caractère extrême du dépouillement
qu'elle entraîne et donc la dimension potentiellement
religieuse qu'elle comporte. Mais la prise en compte de la thèse
freudienne nous interdira d'aller trop loin dans cette direction
en nous rappelant la présence du désir brut, inéduqué,
à la racine même du détachement, d'apparence
surhumaine, auquel l'expérience de la chute dorme lieu
(9).
(1) Reinhold Messner, Grenzbereich Todeszone
(« Zone mortelle ; Domaine-limite »), UUstein Bûcher.
1980.
(2) A. Heim, Noiizen iiber den Tod durch Absturz, Jahrbuch des
Schweizer Alpenclubs 27, 1892. (Traduction anglaise partielle
par R. Noyés et R. Kletti dans la revue américaine
Oméga, vol. 3 (1), 1972 : « The Expérience
of Dying from Palis ».
(3) Titre porté au XDCème siècle, dans
les universités de langue allemande, par certains enseignants
non titulaires, directement rémunérés par
les étudiants.
(4) Ancienne pièce de monnaie allemande.
(5) Cette fermeture de toutes les issues dans le monde s'exprime
symboliquement par le manteau de nuit dont plusieurs des survivants
attestent qu'il a enveloppé leur chute.
(6) Notre interprétation se rapproche ici de la thèse
bergsonienne classique selon laquelle la mémoire filtre
les souvenirs et ne laisse passer que ceux d'entre eux qui sont
directement utiles pour l'action présente. Or, précisément,
la chute en montagne représente cette situation-limite
où plus aucune action n'est envisageable. L'opération
de filtrage devient alors sans objet. D'où une
double évolution possible. Tantôt l'hébétude,
la stupeur complète (certains témoignages vont
dans ce sens) ; tantôt, au contraire, le déferlement
chaotique des souvenirs, les écluses de la mémoire
s'étant ouvertes toutes grandes.
(7) Voir, par exemple, l'article d'O. Pfister :
Schockdenken und Schockphanïasien bel hôchster Todesgefahr
(Pensées et fantasmes dans l'état de choc déclenché
par un extrême danger de mort), Zeitschrift fur Psychoanalyse
XVI, 1930, p. 430-455, qui fait largement référence
aux cas présentés par A. Heim.
(8) Chez d'autres auteurs encore ces schèmes se combinent
avec diverses hypothèses neurophysiologiques (sécrétion
d'endo-morphines, etc.) dont il n'est pas possible de faire
état ici.
(9) Ces quelques pages n'ont pas la prétention de résoudre
toutes les questions qui pourraient être soulevées
à propos de la chute en montagne et des situations de
danger extrêmes en général. On n'a même
pas épuisé toute la substance des témoignages
présentés ici. En particulier, la fin du récit
de H. Rebitsch s'avère délicate à interpréter.
Il serait certes tentant de voir dans ce récit (unique
en son genre à notre connaissance) l'équivalent
du « rappel des existences antérieures »
dont parlent les anciens traités de Yoga. Mais les choses
ne sont pas si simples. Les scènes évoquées
ici ne s'enchaînent pas les unes aux autres et ne se présentent
pas dans un ordre de succession univoque. Elles ne parlent pas
non plus à l'imagination avec la même force. Alors
que l'une semble renvoyer à un Moyen Age de convention
(pages, hanaps, etc), la deuxième évoque une sorte
d'archétype anhistorique ou proto-historique du laboureur
et la troisième quelque chose comme les hordes d'Attila
ou la cavalerie de Gengis-Khan. Fragments d'une biographie coextensive
à l'histoire entière de l'humanité ou simples
bribes d'un rêve éveillé induit par la chute
? Le texte est trop allusif et la notion même de «
vie antérieure » trop enveloppée d'obscurité
pour que nous puissions dès maintenant hasarder une réponse.
Texte paru dans la revue ETRE
n°1 (1983) et publié avec son aimable autorisation
(Bulletin Iands 06, Décembre 89)
Actualité
des mythes de la mort chez Platon et Plutarque
Jean-Louis SIEMONS, biophysicien, Dr es Sciences
Les expériences
de conscience faites dans des conditions de mort imminente (N.D.E.,
E.M.I., E.F.M. etc...) qui attirent aujourd'hui notre attention
ont sans doute été connues dès la plus
haute antiquité. En tout cas, les rescapés de
la noyade avaient depuis longtemps évoqué la vision
panoramique de leur vie au moment critique de l'immersion.
Pour retrouver les
témoignages du passé, on se tourne volontiers
de nos jours vers la tradition orientale, riche en descriptions
précises des approches de la mort (particulièrement
dans diverses Upanishad de l'Inde, qui semblent avoir inspiré
bien des textes ultérieurs, jusqu'au Bardo Thödol).
Cependant, sous ce rapport, notre fonds occidental est loin
d'être négligeable, comme on peut s'en rendre compte
simplement en retournant aux auteurs grecs, comme Platon et
Plutarque.
Un récit
remontant à 2360 ans environ
On trouve chez Platon plusieurs mythes de la mort, qui visent
tous à édifier le lecteur en l'instruisant sur
la nature de l'âme et son devenir posthume. S'agit-il
de pures inventions de philosophe? Dans le Phédon, Socrate
parle d'une "tradition" dont il s'est laissé convaincre;
dans le Gorgias c'est un "beau récit" qu'on peut prendre"
comme un conte", tandis que le Phèdre fait l'économie
d'une longue dissertation en présentant une explication
imagée de la situation de l'âme, sous la forme
d'un attelage et d'un cocher soutenus par des ailes. Cependant
le mythe d'Er est donné comme un vrai récit détaillé
(un apologos) d'un brave tombé au combat qui a survécu
à ses blessures . Ramassé parmi les morts, il
finit par se réveiller le 12ème jour, sur le bûcher
où l'on allait l'incinérer: son témoignage,
sauvé de l'oubli, paraît assez important à
Platon pour en faire la conclusion de tout son ouvrage.
Aurait-on là un authentique rapport de NDE répondant
au scénario classique qu'on voit se dessiner dans les
enquêtes modernes? Une analyse (nécessairement
sommaire, dans le cadre limité de cet article) fait ressortir
dans le récit certains traits typiques
des NDE, généralement surchargés
d'éléments purement mythiques,
introduits par Platon à des fins morales.
La description est très "réaliste": le vulgaire
en sera frappé et le philosophe saura faire la part des
choses. Ainsi, à peine sortie du corps, l'âme d'Er
se met en chemin, avec beaucoup d'autres pour gagner un endroit
merveilleux. En fait, les mots (daimonios
topos) suggèrent un lieu divin, un environnement extraordinaire
qui subjugue les sens par la beauté, l'éclat des
couleurs, etc... en somme : un niveau d'expérience transcendante,
rappelant d'un des stades des NDE. On découvre que cette
accueillante prairie est aussi un carrefour de routes pour les
âmes de défunts: elles y trouvent des juges qui
vont les diriger vers leur séjour posthume, en fonction
de leurs mérites. Elles se présentent
d'ailleurs au jugement dans toute leur nudité:
la moindre de leurs oeuvres apparaît en pleine lumière,
ce qui est aussi le cas dans la vision panoramique des mourants.
Notons que les mots prairie, carrefour, juges, se retrouvent
dans certains rapports de NDE (2).
A ce point Er voit affluer les âmes qui ont épuisé
leur cycle millénaire de récompenses célestes
ou de punitions infernales et pendant sept jours, sur la prairie,
c'est un grand meeting d'âmes qui se retrouvent et échangent
les souvenirs de leurs expériences.
L'intention moralisatrice est évidente:
on apprend que le mal sera puni dix fois outre-tombe, et le
bien récompensé de même.
Puis on revient à ce qui pourrait évoquer certaines
NDE : après un temps défini de repos, les âmes
font mouvement pour atteindre un niveau supérieur d'expérience
où se révèle... la structure de l'univers.
Vision un peu fantastique d'un champ de forces, de lumière
et de vibrations sonores, embrassant les sphères de étoiles
fixes et des sept planètes sacrées qu'entraîne
dans leur mouvement cyclique la main souveraine de la nécessité.
Sorte de retour vers la matrice de l'Ame du monde, d'où
sont issues les âmes humaines. Certains rescapés
de la mort interrogés par le Dr Moody ont évoqué,
pour leur part, une expérience d'omniscience (après
la revue panoramique de leur existence) qui
pourrait se concevoir comme plausible à ce niveau
exceptionnel de conscience, loin des contingences terrestres.
Bientôt, le mythe reprend ses droits : les âmes
ont gagné ce lieu pour choisir leur future incarnation.
Mais le récit est transparent; elles ne choisissent pas
: leur décision est entièrement conditionnée
par leurs dispositions et habitudes passées ce qui revient
à dire avec les Orientaux, que
la nouvelle naissance est le fruit du karma de la
vie antérieure.
Cependant, détail important, c'est dans cette sphère
transcendante -originelle- que le programme idéal de
l'existence à vivre est tracé avec certitude.
Dès lors, le retour vers la terre va se précipiter.
On quitte l'ambiance de l'harmonie cosmique pour
gagner un campement de transition. Ce n'est plus une prairie
paisible et souriante, mais un vrai désert étouffant
: la plaine du Léthé. Le confinement dans la prison
terrestre du corps n'est pas loin. Ici, plus de communion entre
les âmes ; elles tombent dans l'oubli de tout, et d'elles-mêmes,
en buvant inconsidérément de l'eau du fleuve Amélès.
A ce point, Er retombe dans l'inconscience.
Sans savoir comment et par où il a rejoint son corps,
il ouvre ses yeux de chair et se voit à l'aube étendu
sur le bûcher.
On peut, bien sûr, faire l'hypothèse que Platon
a construit son mythe de toutes pièces autour des thèmes
qu'il entendait illustrer, dans le droit fil de la tradition
orphique et pythagoricienne. Mais il est intéressant
de noter dans le récit, en analogie avec les NDE, un
mouvement évident de la conscience qui, après
être "sortie du corps", s'élève par étapes,
dans une atmosphère de paix, progressivement jusqu'à
un niveau de connaissance non discursive, et parfois
quasi illimitée et universelle
("l'omniscience"), pour revenir (souvent assez vite) vers la
grisaille de la terre, en passant dans certains cas par une
phase d'inconscience préludant au réveil dans
le corps physique.
On pourrait sans peine souligner les différences avec
les NDE, mais ce serait oublier le langage symbolique et les
exigences du mythe : l'auteur grec ne se soucie pas d'établir
des faits scientifiques mais de frapper son public par des mots
et des images puissantes afin de l'amener à changer de
vie et conformer sa conduite à une éthique supérieure.
Cette préoccupation de moraliste est aussi celle de Plutarque
de Chéronée, mais, chez ce platonicien tardif,
l'information évoquant les NDE apparaît beaucoup
plus clairement dans ses mythes eschatologiques.
Initiés
et fripons au seuil de la mort
Les Oeuvres Morales de Plutarque proposent trois
mythes, où les idées de Platon restent sensibles.
Ecartons d'abord le récit rapporté par Sylla dans
le De fade (3), malgré son intérêt pour
établir un modèle explicatif de la vie posthume
(4). Il s'agit de l'enseignement d'un mystérieux
"étranger" (initié à toutes sortes de mystères
et découvreur de manuscrits secrets) qui ne renvoie à
aucun vécu expérimental. Par contre, avec le mythe
de Timarque du De genio, il semble bien qu'on ait affaire à
une sorte de voyage initiatique vers l'au-delà. On a
d'ailleurs évoqué à ce sujet un genre de
chamanisme grec.
C'est l'histoire d'un jeune élève de Socrate,
très porté à la philosophie, qui décide
de consulter l'oracle de Trophonios, en Béotie,
pour apprendre la nature du daimon de son maître. Timarque
se soumet d'abord à une
préparation rigoureuse (comprenant, selon Pausanias,
sacrifice d'un bélier noir, rites cathartiques, bain
rituel, onction d'huile...) puis c'est la catabase, ou descente,
dans l'antre souterrain de Trophonios. pour y subir l'incubation
sacrée. Etendu dans l'obscur caveau, le jeune-homme perd
bientôt tout sentiment de lui-même et subit un genre
de "décorporation": il ressent un choc à la tête
accompagné d'un grand bruit et, par les sutures ouvertes
de son crâne, son âme d'échapper...
Libérée du corps, l'âme s'éloigne
et semble se déployer comme un voile. La description
de l'expérience rappelle les NDE : sensation agréable
de dilatation, de communion avec un espace limpide et pur, puis
contemplation de spectacles lumineux et colorés.
Commence alors une série de révélations
sur l'ordre de l'univers où se perçoit la musique
des sphères. Comme dans certaines NDE, le dialogue s'établit
avec une présence invisible dont Timarque n'entend que
la voix. Ici encore, le sujet reçoit aussitôt la
réponse à toutes les questions pressantes (bien
que, dans ce cas, la compétence de l'initiateur ne s'étende
pas aux régions d'en haut). La vision cosmique très
complexe (qui fait songer au mythe d'Er) permet aussi
de saisir les mouvements variés des âmes
dans leur devenir. Elle met en évidence le caractère
triple de l'homme: corps (sôma), âme (psychè)
mêlée à la chair et aux passions, et l'élément
spirituel (nous) inaccessible à la corruption que Plutarque
appelle ici daimon.
C'est l'occasion pour nous de découvrir une claire allusion
aux "expériences de décorporation" (OOBE, "voyage
astral" etc...) avec l'explication donnée par l'initiateur,
à propos d'un certain Hermotime de Clazomène "dont
l'âme se séparait complètement de son corps,
de nuit comme de jour, voyageait en maints endroits et y rentrait
ensuite, après avoir été témoin
d'une foule d'entretiens et d'événements
dans des pays lointains". Cette explication est corrigée
par une voix mystérieuse:
"en réalité, son âme ne quittait pas le
corps mais, obéissant toujours à son daimon (Hermotine
était un homme pur et inspiré) et relâchant
le lien qui l'attachait à elle, elle lui permettait de
circuler et d'aller et venir à sa guise, de sorte que
le daimon pouvait voir et entendre une foule de choses du monde
extérieur et venir les lui rapporter". (6)
L'expérience se termine par une sorte de prophétie
concernant le sujet (ce qui s'observe aussi dans certaines NDE).
Enfin, renvoyé vers la terre, Timarque ressent une violente
douleur crânienne (compression évoquant peut-être
une sorte d'accouchement), perd toute conscience
et... finit par revenir à lui là où il
s'était étendu, deux nuits et un jour auparavant,
il regagne le monde des vivants "la figure rayonnante",
riche de son expérience comme les rescapés
de la mort (ou peut-être les initiés de jadis).
Le mythe du De sera (7) met en scène un personnage bien
moins sympathique. Thespésios de Soles était un
viveur sans scrupules, ne reculant devant aucune machination
pour obtenir jouissance et gain. Il fut sauvé par une
providentielle NDE.
"Tombé de haut sur la nuque, il ne se fit pas de blessure
mais sous le choc passa pour mort. Or, deux jours plus tard,
au moment-même où l'on allait l'ensevelir, il revint
à la vie. Rapidement ranimé et rétabli,
il effectua un revirement incroyable dans son mode de vie."
Si on fait la part des éléments moralisants, généralement
absents des récits de NDE (8) (précisions minutieuses
sur la justice divine s'emparant des
criminels, "spectacles atroces et lamentables" de supplices
infligés, etc...) ainsi que des descriptions détaillées
sur la nature et la qualité des âmes, reconnaissables
à la luminosité et aux couleurs de leur aura (thème
classique dans les ouvrages modernes d'ésotérisme),
le récit de Thespésios révèle
certaines constantes des NDE.
Sous le choc, le sujet se sent précipité hors
de son corps (comme un pilote arraché à son bateau)
puis, se ressaisissant, tout son être se met à
respirer librement, il débouche sur un monde différent,
qu'il embrasse du regard "comme avec un oeil unique": un univers
merveilleusement coloré, vibrant d'énergie. Dans
cette lumière, et porté par elle, on se meut en
tous sens, "avec aisance et rapidité". Puis c'est la
rencontre avec un parent
décédé antérieurement, qui va servir
de guide éclairé pendant toute l'exploration du
monde invisible, à ses multiples niveaux. Thespésios
apprend que son heure n'est pas venue: il a été
donné à sa conscience d'avoir un aperçu
de ce qui l'attend dans l'au-delà, mais le reste de son
être (l'âme passible) est restée dans son
corps "comme une ancre". D'ailleurs, comme dans le mythe de
Timarque, une prophétie lui révèle la date
exacte de son trépas.
L'expérience se termine
"classiquement": le sujet se sent aspiré par le souffle
irrésistible d'un siphon ce qui rappelle "le tunnel noir"des
rescapés de la mort réintégrant la vie
physique. Retombé dans le corps, le "défunt" ouvre
les yeux, à la stupeur des témoins qui le conduisent
au tombeau.
Dernier élément commun à l'expérience
de mort imminente: la transformation ontologique du sujet qui
change complètement son optique de la vie, sorte de profonde
conversion dont les effets se ressentent dans le comportement
journalier.
Une histoire
très "moderne"
C'est encore chez Plutarque (9) que l'on découvre le
récit d'une bien étrange expérience, vécue
par un certain Antyllos et rapportée à l'auteur
par des familiers. En bref:
Gravement malade, et bientôt condamné par les médecins,
l'homme tombe dans une sorte de coma léthargique (kataphora).
Finalement, il en réchappe et déclare en pleine
conscience qu'il était mort (au moins en apparence) mais
que, son heure n'ayant pas encore sonné, on l'avait relâché.
Détail mystérieux: "ceux qui étaient venus
le chercher s'étaient fait réprimander par leur
maître, pour l'avoir amené à la place de
... Nicandre."
Or, il existe bien un Nicandre, cordonnier de son état.
Apprenant la chose, ses amis ironisent sur celui qui a ainsi
"trompé les officiers de l'autre monde". Nicandre prend
mal ces sarcasmes et ... meurt deux jours après d'une
fièvre maligne, tandis que le rescapé Antyllos
recouvre la santé.
Cette histoire "vécue" passerait pour une pure fiction
de Plutarque si on ne trouvait sa réplique exacte dans
des récits de NDE recueillis en Inde, de nos jours, par
une équipe de scientifiques (dont
lan Stevenson).
Dans un article d'une revue américaine, The Journal of
Nervous and Mental Desease (10), on peut lire l'expérience
d'un certain Vasudev Pendey qui, à l'âge d'environ
10 ans, fut frappé d'une sorte de paratyphoïde,
et n'échappa à la crémation que parce que
son "cadavre" sembla, au dernier moment, donner
quelques signes de vie. Transporté à l'hôpital
en réanimation, il sortit de son inconscience au bout
de trois jours pour raconter finalement comment il avait échappé
au décès.
"Deux personnes me saisirent et m'emmenèrent.
Après avoir parcouru quelque distance, je
me sentis fatigué: ils se mirent à me traîner.
Je me trouvai alors devant un homme qui siégeait, un
homme tout noir, à l'air terrible. Il n'avait aucun vêtement
(était-ce l'un des juges nus du Gorgias, de Platon ?).
Il dit, avec une expression de rage (aux gardes qui avaient
conduit le sujet): "Je vous avais dit d'amener Vadusev, le jardinier.
Notre jardin meurt de sécheresse! C'est Vadisev, l'écolier,
que vous me présentez!"
"Quand je repris conscience, Vadusev le jardinier se tenait
devant moi (probablement dans la foule d'amis et de serviteurs
qui s'était réunie autour du lit de celui qu'on
avait cru mort). Il était frais et gaillard. Les gens
se mirent à le taquiner: "Maintenant, c'est ton tour".
La nuit suivante, il sembla dormir d'un bon sommeil, mais le
lendemain matin il était mort."
Ce genre de récit n'est cependant pas isolé. Dans
l'article cité, on retrouve plusieurs fois le thème
de l'erreur policière qui
fait comparaître trop tôt le sujet devant l'inquiétant
commissaire (ici, Yamaraj, le juge des morts dans l'hindouisme).
L'erreur sur les noms n'est pas non plus unique: elle se reproduit
par exemple dans le cas décrit (p. 167) de Chhajju Bania,
"confondu" avec un autre (Chhajju Kumbar), destiné à
mourir pour de vrai.
L'interprétation du sens de ces divers récits
n'est pas ici notre sujet. Mais d'après le contenu comparé
des expériences relatées, il ne semble pas téméraire
de conclure que les témoignages de NDE étaient
déjà bien connus des Anciens. Au moins, l'histoire
d'Antyllos ne date pas d'hier: plus de dix-huit siècles!
(1) Livre X
(614b-621b). traduction E. Chambry, Paris, Les Belles Lettres,
1948.
(2) Voir par exemple : Dr Rawling, Au-delà des portes
de la mort, Paris. Pygmalion, 1979.
(3) Plutarch's Moralia, vol.XII (941-945), trad. H. Cherniss
et W.HeImbold. Harward, Londres. Loeb Classical Library, 1968.
(4) Voir à ce sujet Mourir pour renaître (Paris,
Albin Michel, 1987). J'ai également évoqué
ce mythe dans un ouvrage précédent (Revivre
nos vies antérieures, Albin Michel,
1984-5).
(5) Plutarque, Oeuvres Morales, tome
VIII (589f-592e), trad. Jean Hani. Paris, Les Belles Lettres,
1980.
(6) Cette précision a peut-être son importance
pour ceux qui se préoccupent des théories en matière
d'OOBE.
(7) Plutarque, Oeuvres Morales, tome VU (563d-568a), trad. R.
Klaerret Y. Vernières, Paris, Les Belles Lettres, 1974.
(8) Sauf si l'on tient compte d'édifiantes vision d'enfer
où se tordent les damnés (rapportées par
le Dr Rawlings), les récits de NDE décrivent
d'ordinaire des expériences essentiellement
individuelles, où les tierces personnes (généralement
connues) interviennent surtout pour
accueillir avec amour, ou guider le sujet.
A signaler toutefois quelques rencontres avec des "esprits égarés"
ou "hébétés", observés au passage
par les témoins transitant du plan physique vers le monde
supérieur de la grande lumière. Voir R. Moody,
Lumières nouvelles sur la vie après la vie, pp.54-59
(paris, Laffont, 1978).
(9) Voir: Yvonne Vernières, Symboles et mythes dans la
pensée de Plutarque (p.320), Paris, Les Belles Lettres,
1977.
(10) Vol.174, n°3, pp.165-170 (1980). Article "Near
Death Experiences in India a preliminary Report", de Satwant
Pasricha et lan Stevenson.
(Bulletin Iands 2,
Septembre 88)
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