placement Articles anciens (1987-1999)

Tous nos remerciements à Jacques Guezenec, qui a numérisé les Cahiers épuisés, ce qui vous permet de consulter cette sélection d'articles…



HUMEUR ET HUMOUR - MICROBABEL
par Louis-Marie Vincent, Dr ès Sciences


Françoise, chacun le sait, est mon ange tutélaire. Elle ne cesse de me répéter que, lorsque je suis de mauvaise humeur, je peux être d'une totale mauvaise foi. Je crois donc honnête de vous prévenir que ce soir-là c'était le cas. Les raisons ne font rien à l'affaire. "Ce soir-là", c'était la réunion du CO-MI-TE.
Elle se déroulait sous le regard du dieu bienveillant mais quelque peu malicieux qui nous sert de président. Et chacun d'apporter le produit de sa chasse. Tous éminents spécialistes dans leur domaine, gens de haute graisse, comme eût dit Rabelais.
J'écoutais sagement la musique des mots, rompue de temps à autre par une remarque pertinente du Président. On parlait de traditions anciennes, de châ-machin-krânâ, plus sanskrits les uns que les autres, bref de philosophie.
Et tout à coup, je réalisais que tous ces discours n'étaient pour moi que pur galimatias. (*) Je n'en pigeais pas un traître mot. C'est à ce moment que mon voisin me poussa discrètement du coude et me dit à l'oreille : "vous y comprenez quelque chose ?" - "Heu, non". J'étais rassuré. Dès lors, déculpabilisé, je me dissipai nettement. J'entrepris une réunion privée à propos de statistiques, avec mon voisin d'en face. Nous échangeâmes furtivement des petits papiers, jusqu'à nous faire rappeler à l'ordre par qui-de-droit.
Puis vint le tour de parole de mon voisin, brillant mathématicien. Là, captivé, je m'appliquais à le suivre dans ses démonstrations. C'est alors que je remarquais dans l'assistance quelques bâillements discrètement réprimés. Tiens donc ! Ceux qui nous entretenaient de haute philosophie semblaient à leur tour rentrés dans leur coquille.
Heureusement, l'attention générale se réveilla lorsque l'un de nous, véritable J.E. Robert-Houdin (1), vint nous faire quelques démonstrations de physique amusantes, avec clignements d'yeux et effets de lumière. C'était à la portée de tous, ou du moins on le crut, car à la réflexion ces démonstrations n'étaient pas si anodines...
A toute fable, il faut une morale (car, bien entendu, tout ceci n'était que fiction, et toute ressemblance avec des personnes..., etc. etc.). La morale, je l'emprunterai au physicien américain Georges Gamow. Il montrait que plus grande était l'énergie d'un électron, plus il était difficile de le faire sortir de son "puits de potentiel". Lorsque chacun de nous approfondit ses connaissances, lorsque chacun de nous "creuse" une question, c'est notre propre puits de potentiel que nous creusons. Si nous ne dépensons pas suffisamment d'énergie pour en sortir, nous n'échangerons jamais de spin avec nos petits électrons voisins. En d'autres termes il faut savoir se dépouiller de l'appareil du spécialiste pour en extraire un essentiel, communicable à autrui, ce qui ne signifie pas nécessairement un nivellement par la base. Comme exemple concret, je citerai le sous-groupe II (le meilleur évidemment) (2) qui a entrepris la rédaction d'un "dictionnaire" des termes iandesques (**) où la sémantique de chacun d'eux est cernée, fixée, définie en termes accessibles à tous. C'est un début. Il y a certainement d'autres choses à faire. Mais, "toute synthèse coûte" disait Teilhard. Ce prix sera celui du ciment, faute duquel notre Ziggourat risque de s'écrouler un jour.

* Je n'ai pas dit de l'amphigouri ce qui eût été injurieux pour leurs auteurs
** Fi ! Le vilain néologisme ! Je le retire !

(1) J.E. Robert Houdin est un célèbre illusionniste du XIXème siècle, faisant partie de la mythologie familiale des "Vincent".
(2)NDR (Note de la Rédactrice) : L.-M. Vincent fait évidemment partie dudit groupe de recherche :
"Fondements physiques".

(Bulletin Iands 06, Décembre 89)



NDE : NE CONFONDONS PAS CARTE ET TERRITOIRE
Par Régis Louis, Psychiatre


Passé le premier enthousiasme que l'on ressent en découvrant le « phénomène NDE », l'on ressent une certaine perplexité face aux différentes explications avancées. Il me semble nécessaire de clarifier la façon dont nous pouvons étudier les NDE, sans tomber dans le travers d'une généralisation excessive ou d'un silence frustrant.
Il est intéressant d'observer les réactions d'une personne confrontée au « phénomène NDE » pour la première fois. En dehors des gens assez ouverts pour ne pas catégoriser aussitôt le phénomène, on rencontre souvent deux attitudes :
  1. Le rejet au nom de la science, à travers des explications empirico-physiques.
  2. L'acceptation au nom de croyances mystico-religieuses ou mystico-scientifiques.
Ces réactions nous montrent ce que l'étude des NDE ne doit pas être : ni réductionniste, ni pseudo-mystique. Gregory Bateson1 nous met en garde contre les deux attitudes : le réductionnisme rejetant le sacré, qui n'est pas explicable par la méthodologie scientifique occidentale et « les nouvelles sciences » essayant de l'intégrer à travers une monstruosité épistémologique et logique. Ken Wilber2 nous met en garde contre les confusions de types logiques et des généralisations en partant de la mécanique quantique, en ajoutant un peu de bootstrap, un peu d'hologramme et de structure dissipative, en reliant le tout, nous n'avons que l'illusion d'expliquer le domaine de la transcendance par le domaine physique.

Quelle doit donc être, au niveau épistémologique, notre étude des NDE ? Qu'essayons-nous de saisir à travers les témoignages ? Ne confondons pas les mots (dont les témoins nous disent qu'ils ne peuvent transcrire leur vécu) avec l'expérience, la carte, le territoire.
le domaine mental et le domaine transcendental ? De même, à travers certaines tentatives d'explications, ne confondons-nous pas le niveau physique et le niveau transcendantal, à travers des analogies sémantiques qui ne reflètent que le niveau physique (ainsi, la « lumière » perçue par les témoins est-elle la même que celle d'un éventuel univers supra-lumineux ?).

Or le danger de nous aventurer « Là où les anges eux-mêmes ne mettent pas les pieds », comme le dit Bateson, c'est-à-dire dans le sacré, est de terminer de façon définitive ce que le réductionnisme scientifique a commencé : la science a exclu tout domaine qui ne pouvait passer par les fourches caudines de la méthodologie scientifique. Mais l'observation empirique au niveau physique ne pouvant expliquer le sacré, la science a « tué Dieu »une première fois. En expliquant les NDE et d'autres phénomènes par des théories dites scientifiques, qui font appel au niveau physique, nous risquons tout simplement, le jour où comme tout modèle ils seront remis en question par une démonstration des scientifiques officiels, de « tuer Dieu » une deuxième et ultime fois. Pour l'homme de la rue, prêt à croire à tout et n'importe quoi, le désastre sera d'être un peu plus soumis à son « ombre » et aux parties inconscientes du sacré, qui ne pourront plus s'exprimer. L'enfer de l'homme peut être pavé de nos bonnes intentions. Je pense donc qu'il importe de n'avancer que très prudemment et de ne RIEN expliquer, en dehors de cercles de réflexions restreints, sans certitude. Attitude frustrante, mais cohérente et honnête.

Le seul matériel valable est celui que nous apportent les témoins. Or ce ne sont pas des données scientifiques, mais juste la traduction verbale d'une expérience inexplicable et non-vérifiable au niveau physique. D'un autre côté, nous avons des modèles d'explication physique, dont beaucoup sont hypothétiques et surtout dont on abuse pour expliquer les niveaux mentaux et supra-mentaux. David Bohm a ainsi protesté contre l'interprétation qui a été faite de sa théorie de l'holomouvement, en précisant qu'il ne prétendait pas expliquer autre chose qu'une harmonie au niveau purement physique. A l'opposé, certains en partant de notions tirées de la philosophie pérenne mal comprises, expliquent tout par des notions vagues telles que l'unité ultime ou le vide, l'illusion, la « maya ». Il est tentant de relier les témoignages et nos théories, les uns semblant confirmer les autres.

Les seules certitudes que nous pouvons avancer sont :
  • que les NDE semblent se situer dans les expériences de perception d'une réalité nouménale, commune à toute l'humanité, et que le langage, surtout occidental, ne peut traduire, sinon par des métaphores.
  • que les valeurs humaines mises en mouvement dans les NDE semblent se situer au plus haut dans la hiérarchie des besoins, telle celle définie par Abraham Masiow.
  • qu'aucune explication ni au niveau physique, ni au niveau mental ne peut expliquer le phénomène, pas plus que nous ne pouvons expliquer la notion de Tao par exemple.
Gregory Bateson n'a hélas pas eu le temps de terminer son ouvrage et il semble s'être limité au niveau de la structure écologique, par manque de temps et de par sa conviction personnelle qu'il n'y avait pas « d'esprit » transcendant. Il nous a laissé le soin de construire une épistémologie du sacré, à travers un vocabulaire systémique qui établit des liens et ne «chosifie» pas le monde (comme la langue chinoise qui peut traduire l'objet et le mouvement en un même signe). Le premier défi est là : trouver la structure qui relie tous les témoignages de NDE, au delà du langage. Le deuxième étant de ne pas ramener le sacré au niveau du physique, du pleroma. 

Que les NDE soient un chemin vers l'absolu, vers l'oméga, ou la simple traduction spontanée du troisième Jhana, ce travail que nous entreprenons est plus que le travail d'une vie, c'est sans doute un travail qui n'a pas de fin.

  1. La peur des anges, Gregory et Marie-Catherine Bateson. Le Seuil, 1989.
  2. Les trois yeux de la connaissance, Ken Wilber, Le Rocher. 1987.

(Bulletin Iands 09, Mai 90)



L'E.M.I, un événement de vie
par Pascal Le Maléfan, psychologue clinicien, docteur en psychologie


Dans la plupart des écrits sur l'E.M.I., c'est surtout l'approche phénoménologique qui prévaut, ce qui n'est pas sans intérêt d'ailleurs puisque cela permet de mettre au jour des corrélations et d'établir des catégorisations qui aident à clarifier et cerner le phénomène. Cependant il me semble qu'une dimension de l'E.M.I. est laissée de côté sans doute aussi importante que son contenu ou sa forme. Cette dimension est celle du contexte psychodynamique de l'expérience d'E.M.I chez un individu donné. En effet, il est je crois tout à fait impossible d'extraire cette expérience de la trajectoire individuelle. Dans ce sens il paraît pertinent de comprendre les liens qu'elle a d'une part avec la structure de personnalité et d'autre part avec le déroulement existentiel du sujet En sorte que la dimension que j'évoque ici peut se ramener à interpréter l'E.M.I. comme un événement de vie, c'est-à-dire, selon la définition qu'en donne Jean Guyotat (1984), comme un vécu émotionnel et mental plus ou moins important impliquant la conscience d'un changement dans la trajectoire d'une existence.

Si l'on considère la dernière partie de cette définition, on s'aperçoit que c'est bien ce que l'on observe chez les personnes ayant vécu une EMI : une conviction que la vie - et la mort - ne peuvent plus être pareilles à la représentation qu'elles avaient jusqu'alors et qu'eux-mêmes sont par conséquent transformés. D'autre part, d'après les études que nous connaissons sur la fréquence d'apparition du phénomène, on sait qu'il est sans doute rare (1), en tout cas qu'il ne survient pas pour toute personne placée dans les mêmes conditions objectives d'imminence de mort ou de danger. En d'autres termes on peut supposer que c'est seulement chez celles ayant vécu une E.M.I. que l'expérience s'est muée en événement. Ces deux éléments incitent donc à considérer les conditions idiosyncrasiques de l'émergence de l'E.M.I.

Pour l'heure, et avant d'en avoir confirmation par une étude étendue au moyen de l'analyse faite dans le cadre de IANDS-France des entretiens avec les "expérienceurs", je présenterai dans les lignes qui vont suivre un cas d'E.M.I permettant de saisir son caractère événementiel. Ce cas m'a été rapporté récemment par la personne elle-même mais date de plus de trente ans, ce qui n'est pas sans poser le problème de la reconstruction imaginaire. Toutefois je fais l'hypothèse que les distorsions inhérentes au récit font elles-mêmes partie de l'événement.

R., à vingt-trois ans, fit un séjour à Londres durant l'année universitaire 1952-1953 en tant qu'assistant de français dans un lycée anglais. Pendant cette période, aux alentours de Noël, il eut des problèmes cardiaques du type tachycardie (accélération des rythmes cardiaques). Un électrocardiogramme fait en France pendant les vacances d'hiver ne révéla rien d'anormal. Le dysfonctionnement cardiaque fût mis par R. lui-même au compte d'un surmenage intellectuel et d'une nourriture trop pauvre due au rationnement existant encore à cette époque en Grande-Bretagne. Mais de retour en Angleterre après les vacances, les "crises" reprirent. C'est lors de la dernière de celles-ci que l'E.M.I s'est produite ; il s'agissait à ce moment de bradycardie (ralentissement des rythmes cardiaques) et non plus de tachycardie. 

R. raconte qu'il s'en souvient très bien car "la cessation très courte des battements cardiaques s'est accompagnée d'un sentiment aigu d'une mort imminente et d'une angoisse intense", il se souvient aussi de son impression alors de "se distancier de (son) corps", comme si sa pensée et sa conscience restaient actives et lucides mais que son "moi corporel" se détachait de son "moi profond". Il ajoute que cette perception de l'échappement de sa pensée hors de son corps et cette sensation d'être à "mi-chemin entre la vie et la mort et de coupure des liens avec (son) moi physique étaient très pénibles", car ce sont justement ces éléments qui fondaient sa conviction d'être en train de mourir. Deux à trois secondes après, son cœur se remit à battre et ce "sentiment d'une rupture avec le monde concret s'estompa et disparut".

Si l'on se reporte à la typologie de l'E.M.I proposée par P. Dewawrin dans sa thèse (1980), l'expérience décrite ci-dessus se rapproche plus d'un sentiment de détachement corporel que d'une décorporation. On peut également ajouter que ce ne fut pas une E.M.I. complète puisqu'il manque la phase transcendante. Cependant elle comporte un des éléments essentiels de l'E.M.I : la certitude d'être en train de mourir. C’est d'ailleurs ce point qui, en ouvrant pour ainsi dire l'expérience, établit celle-ci comme un événement dans la mesure où cette ouverture est aussi une rupture. Une rupture, justement, parce qu'il y a sans doute à ce moment collusion entre la réalité et le fantasme. J'y reviendrai. Mais tout d'abord il importe de montrer ce qui présida à la création de cet événement. 

On se souvient que R. a en quelque sorte rationalisé (il le dit d'ailleurs quelque part dans l'entretien) l'expérience douloureuse qu'il a vécue. Pour lui en effet ce sont les mauvaises conditions de nutrition et le surmenage qui en étaient la cause, d'autant que c'était la première fois que cela lui arrivait. Or des éléments biographiques et existentiels du moment, donnés par lui-même pendant l'entretien et d'autres ayant eu cours par la suite, permettent de situer dynamiquement cette E.M.I. 
R. était en effet tombé follement amoureux d'une jeune anglaise rencontrée au début de son stage ; il voulait se marier avec elle. Seulement il se heurta au refus de son père de voir entrer une étrangère dans la famille, de plus protestante. Ce refus fut d'ailleurs clairement exprimé lors des vacances au sein de la famille. La situation dans laquelle se trouva alors R. fut très difficile car elle révélait aussi sa très grande ambivalence envers son père. Il n'avait jamais pu en effet s'opposer à lui alors même qu'il régnait sur tous en tyran parfois pervers, traitant en particulier son fils avec une sorte de mépris, en tout cas en contrecarrant toutes ses revendications phalliques. De sorte que R. s'était replié vers sa mère à laquelle il vouait une grande affection, mais vivait dans la crainte de ce père tout en restant impuissant à affirmer ses désirs et surtout en s'interdisant de les exprimer, il refusait en d'autres termes un conflit ouvert, ce qui l'amenait en général à accepter les désirs paternels. C'est d'ailleurs ce qui se passa pour la jeune anglaise : R. s'obligea à rompre avec elle et abandonna le projet de se fiancer ; en un mot il l'oublia... 

C'est ici, me semble-t-il, qu'un élément déterminant pour comprendre la personnalité de R. et l'émergence de l'E.M.I prend toute son importance. En effet l'obligation de rompre n'entraîna pas de dépression, encore moins de révolte ; R. se résigna, il me précisa ainsi qu'à aucun moment il n'eut l'envie de se suicider. Non, le trouble ou le désordre se retourna contre lui puisque c'est dans ce contexte qu'apparurent les bradycardies. Cette implosion fonctionna si bien selon la logique de la fantasmatisation psychosomatique décrite par Pierre Marty et l'école psychosomatique de Paris, que R., depuis, est devenu un patient psychosomatique sans le savoir, se plaignant entre autres choses d'un "ulcère" qui le réveille chaque nuit ou presque et qu'il traite avec la complaisance d'un médecin généraliste avec force médicaments alors même que des examens endoscopiques ont démontré qu'il n'y avait rien ! Une pensée opératoire s'est donc mise en place qui, jusqu'à aujourd'hui, continue à produire un déni portant sur un conflit impossible à élaborer. 

Dans ce sens je fais l'hypothèse que l'E.M.I apparut pour résoudre l'impasse dans laquelle se trouvait R., en exprimant ou révélant un désir de destruction mais aussi un désir de vivre. Tout s'est en effet passé comme si l'E.M.I, à la faveur d'un incident physiologique, avait mis en scène l'ambivalence foncière de l'individu : vivre ou ne pas vivre, et lui avait permis de dépasser son propre vœu de mort. Elle acquiert de ce fait le statut de fantasme car elle maintient l'intégrité du sujet. J'avancerai en outre que le fantasme en jeu dans cette histoire est un fantasme de rappel à la vie : être rappelé à la vie aux portes de la mort, manière en somme d'apprivoiser la mort avant qu'elle nous apprivoise. Si l'on accepte l'hypothèse proposée, pour ce cas au moins, on peut me faire remarquer que dans le récit de l'E.M.I de R. il n'y a pas de scène de rappel ou d'élément qui force l'individu à réintégrer son corps. Il n'y a pas en d'autres termes de fantasme complet. Ne peut-on penser alors que l'E.M.I elle-même était soumise à un mode de fantasmatisation opératoire et que de ce fait elle se structure de manière restrictive ? C'est encore une hypothèse, bien sûr, laissant supposer entre autres choses que ce produit psychique est soumis comme tous les autres aux lois inhérentes à la structure de personnalité sous-jacente. Mais il faut ajouter que le récit d'une E.M.I. n'est pas l'E.M.I elle-même mais bien une reformulation faisant suite à un travail d'élaboration sans aucun doute similaire à celui du rêve. Aussi n'est-il pas étonnant que des parties de celle-ci puissent échapper à la mémoire, surtout si elles sont la traduction d'un désir inconscient jusque là refoulé. 

Freud a en effet insisté sur le fait que le fantasme est la mise en scène du désir et de son interdit les mécanismes de défense pouvant prendre le pas sur la représentation de celui-ci. Cependant il a également souligné que le fantasme reste toujours à la limite de la conscience, prêt à apparaître s'il est investi intensivement. Dans "L'interprétation des rêves" (1900), Freud donne justement un exemple d'un tel surgissement qui n'est pas sans évoquer l'E.M.I en général et l'exemple qui me sert de fil conducteur dans cet article (2). Cet exemple se trouve dans le chapitre VI (pp. 422-423,1967) et concerne un passage célèbre de la littérature psychologique du XIXème siècle sur le rêve : le rêve de la guillotine de Maury. Celui-ci a en effet rapporté (1878) que, atteint à la nuque par son ciel de lit alors qu'il dormait il se réveilla ayant construit un long rêve se rapportant à la Révolution dans lequel il tenait le rôle d'un accusé par un tribunal de la Terreur composé de Robespierre, Marat, Fouquier-Tinville, conduit à l'échafaud accompagné par une foule innombrable. Le rêve s'interrompit car Maury ressentit une angoisse intense lorsqu'il rêva que sa tête se séparait du tronc...

De nombreuses solutions furent proposées pour rendre compte de la rapidité avec laquelle ce rêve structuré fut construit dans l'intervalle de temps où le ciel de lit se décrocha et vint frapper le dormeur. Victor Egger notamment dont j'ai rapporté ailleurs l'analyse qu'il fit de récits d'E.M.I., envisagea que les éléments de ce rêve sont d'une autre nature que ceux utilisés pendant la veille, à savoir qu'ils sont plutôt visuels et synthétiques que conceptuels et analytiques. Aux yeux de Freud ce type de solution n'avait pas beaucoup d'intérêt et semblait secondaire. En revanche il avança une hypothèse lui paraissant rendre compte à la fois du contenu du rêve et de sa prétendue rapidité. Selon lui en effet le choc du ciel de lit n'a fait qu'éveiller un fantasme "tout prêt" depuis des années. Et si celui-ci a pu apparaître, c'est en raison d'une affinité entre le stimulus déclencheur et ce fantasme. En l'occurrence, le fantasme en jeu dans ce rêve est un désir d'ambition, écrit Freud : celle d'être un héros sacrifié, désir déjà présent dans les rêveries d'adolescent de Maury, alimentées par des lectures sur l'époque révolutionnaire, suggère Freud. 

Alors, que peut-on conclure au sujet de l'E.M.I de R. et de son statut d'événement et de fantasme que je lui ai donné ? Il semble bien tout d'abord que les crises et l'impression de mourir aient déclenché le fantasme, il a été en quelque sorte réinvesti à ce moment. C’est je crois un fantasme de rappel qui a surgi, comme je l'ai précisé tout à l'heure, structuré à l'instar des fantasmes mort/renaissance. Chez R., plusieurs éléments biographiques et imaginaires laissent penser que la question de la frontière entre la vie et la mort n'était pas quelque chose d'établi, les passages étant possibles. D'ailleurs maintenant il s'appuie sur son expérience d'E.M.I. pour se convaincre d'une vie après la mort, disant qu'avant il n'osait trop y croire mais que depuis il a des raisons d'en être convaincu, même s'il lui arrive de critiquer cette conviction. Plus précisément, il est certain que la crainte de mourir s'accompagne chez lui en même temps et de façon non contradictoire (3) de la certitude d'en réchapper, cette double polarité étant constitutive de son univers fantasmatique. Or, au moment de la rupture avec la fiancée, c'est une catastrophe psychique qu'il a ressentie mais qui n'a pu se verbaliser ni se transformer en passage à l'acte suicidaire ou en affect dépressif alors même que symboliquement l'interdiction paternelle revenait à l'annuler lui-même en annulant son choix. 

Cependant son effondrement s'exprima bien au cours de ses crises de bradycardie, mais, comme je le suppose, il existait chez R. une telle déter-mination inconsciente à rejeter son désir de mort qu'elle s'exprima elle aussi au cours de l'E.M.I. De sorte que l'on peut avancer que dans ce cas l'E.M.I. a joué un rôle symboligène, résolvant de manière acceptable les contradictions du sujet et lui donnant du même coup un nouvel essor. Ce rôle de fantasme dans la résolution du conflit peut être illustré négativement par ce que Claude Revault d'Allonnes appelle le "blanc de fantasme" (1989). Selon cet auteur, dans certaines situations extrêmes (terme emprunté à Bruno Bettelheim, 1979) spontanées ou provoquées (événements, traumatismes, chocs émotionnels, crises) qui sont caractérisées par la menace qu'elles font porter sur la vie du sujet et la continuité de son identité, il y a un blo-cage du fantasme. Il s'agit en fait d'une réaction de défense, de survie face à l'irreprésentable et l'inacceptable de la réalité. L'exemple princeps donné par Revault d'Allonnes est celui de la mort d'un enfant :
devant cette réalité le parent est confronté à la part de désir de mort qui soutient toute relation à l'autre, en particulier à l'enfant, et qui semble s'être matérialisée comme si la pensée était toute puissante. Alors il vaut mieux tout annuler, ne plus rien projeter, bloquer le fantasme quitte à en souffrir autrement. 

Bref, dans ces cas cliniques, le fantasme n'a pu jouer son rôle d'organisateur, sinon en s'annulant. Dans le cas de R. c'est le contraire qui s'est passé, mais au prix d'un détournement de la fantasmatisation dans la mesure où s'est établi un fonctionnement de type psychosomatique.

Je dirai donc pour conclure que l'approche des E.M.I. pour être complète doit s'intéresser à la résonance inconsciente de l'expérience et chercher à la définir comme un événement. Bien entendu ses déterminations sont multiples, et à cet égard je signalerai la proposition de C. Lemaire et C. Ziskind (1989) de considérer l'E.M.I. comme un mythe à l'instar du phénomène O.V.N.L, en tout cas comme un élément de ce que certains appellent le légendaire contemporain. De même il me semble important de mettre en relation le type de vécu et la représentation du corps retrouvés dans les E.M.I. avec l'imaginaire actuel du corps tel que le décrit le philosophe Gilles Lipovetsky (1983), notamment lorsqu'il dit que le narcissisme ambiant désubstantialise le corps pour en faire un corps "flottant". Il n'en reste pas moins qu'une dialectique existe entre contexte culturel et contingences individuelles. Un des points positifs mais aussi le plus ardu de l'étude des E.M.I. est bien de nous offrir la possibilité de réfléchir sur celle-ci.


BIBLIOGRAPHIE

Bettelheim (B.), Survivre, Laffont, 1979. 
Dewawrin (P.), Les phénomènes de conscience à l'approche de la mort. Mémoire pour le C.E.S. de psychiatrie. Faculté de médecine Necker, Paris V, 1980
Freud (S.), L'interprétation des rêves, 1900, 1ère édition. P.U.F., 1967
Guyotat (J.), A propos de la notion d'événement, Annales médico-psychologiques, 1984, vol. 142, n° 2. pp. 219-222
Maury (A.), Le sommeil et les rêves, 1878 Revault d'Allonnes (CL), Le blanc de fantasme, Bulletin de Psychologie, Tome XXXK, n° 377, pp. 873-876
Lemaire (C.) et Ziskind (C.), Un autre regard, Psychiatrie française, n° 5, Novembre 1989, pp. 33-40
Lipovestsky (G.), L'ère du vide. Essais sur l'indi-vidualisme contemporain, Gallimard, 1983, Collect Folio, essais, 1989.

(1) Les statistiques et les études prospectives diver-gent sur ce point puisque les deux études américaines d'envergure, celles de Sabom (1982) et de Ring (1980), concluent à un pourcentage de 40% d'E.MJ. dans une population standard alors que les quelques écrits français sont plus sceptiques sur ce taux élevé et montrent au contraire un pourcentage nettement plus bas (cf. Dewawrin, Schmitt et Eysseric, Dayot, Menanteau et Teulières).
(2) Je remercie J. Mervant d'avoir attiré mon atten-tion sur ce passage du texte freudien et d'avoir per-mis, par ses suggestions, l'élaboration des quelques réflexions contenues dans cet article.
(3) Ce type de cohabitation ou de coexistence de deux propositions contradictoires s'appelle en rhétorique un oxymore. Exemple : un soleil noir (cf. Groupe F Rhétorique générale, Point. Seuil, n°146).

(Bulletin Iands 08, Octobre 90)



L'EXPERIENCE DE LA MORT
Texte proposé par Michel BON (Jampa Tarchin),
moine bouddhiste, Docteur en sociologie


Le texte ci-dessous a été rédigé par Ter-Ton Karma Ling-pa, lama tibétain du XVème siècle dans son traité "Se libérer par la science des signes de la mort". C'est un très court résumé du processus classique de la mort au niveau des corps subtils. Il montre que la mort peut être une occasion de libération. Mais ce processus de la claire lumière se produit pour chacun de nous, inconsciemment, au moment où nous passons de l'état de veille à l'état de sommeil : il est donc quotidien. On peut le rendre conscient durant sa vie par une pratique méditative et atteindre l'illumination par cette voie (1).

Ce sont donc les six catégories de signes qui annoncent la mort. Il ne faut les examiner qu'après avoir accompli les rituels préliminaires adéquats afin d'entraîner les signes prophétiques. Si un de ces présages vous apparaît, appliquez-vous aux techniques de longévité et tentez de dévier le cours d'une mort prématurée.

Si ces techniques échouent et que votre durée naturelle de vie arrive à son terme, ce sera vraiment le début de l'expérience de la mort. Voici les signes immédiats de l'avance de la mort.

Tout d'abord les cinq facultés sensorielles commencent à faiblir. Ce qui se traduit extérieurement par des vomissements et la perte de l'appétit ; il y a une première baisse de la chaleur corporelle et, par peur, on éprouve des difficultés à lever la tête. On a la sensation intérieure que sa tête tombe lourdement.
On fait ensuite l'expérience des signes marquant le retrait de chacun des éléments. L'élément terre s'effondre. Extérieurement la chair et les os se rapetissent légèrement. Intérieurement, le corps se sent lourd et l'on a l'impression de chuter à terre d'une certaine hauteur.
La terre se dissout dans l'eau. Extérieurement, le corps perd de sa forme naturelle. La force physique se dérobe et on se sent intérieurement engourdi et nébuleux.
Le sang et la lymphe constituent les éléments aqueux internes. Quand ils viennent à manquer, c'est le signe de la disparition de l'élément interne eau. Des liquides coulent de la bouche et du nez et on éprouve une sensation de soif. C'est le signal que l'élément eau s'est dissout dans le feu.
On ressent alors une sensation interne de chaleur. A ce moment-là, il peut y avoir soit clarté d'esprit, soit de la confusion. La chaleur corporelle, qui représente l'élément interne igné, bientôt se dissout. Les yeux se rétractent dans la tête et l'on n'est plus capable reconnaître personne. Le pouvoir de l'élément feu se retire dans l'élément air, ce qui entraîne la disparition de la chaleur corporelle.
L'élément externe vent se retire. C'est l'air qui est l'aspect externe de cet élément et lorsqu'il se dissout dans l'élément interne air, la respiration devient haletante et les membres se mettent à trembler. Comme signe interne, l'esprit devient agité. On est alors visité par la vision de l'apparition d'un mirage et d'une mince volute de fumée.
La goutte femelle rouge provenant de sa mère monte ensuite le canal central : l'esprit se remplit d'une sensation de rougeur. Cela indique que l'esprit d'apparition s'est dissout dans l'esprit d'accroissement.
C'est le moment propice pour mettre en pratique les yogas tantriques qui transforment le désir en énergie d'éveil, coupant par là-même quarante des quatre-vingt esprits conceptuels.
Le sperme blanc provenant originellement du père descend le canal central. Une vision d'une blancheur éclatante se produit et l'esprit se remplit de cette blanche apparition. C'est l'instant précis où l'esprit d'accroissement s'est dissout dans l'esprit de l'acquisition. Le yogi peut alors transformer l'aversion en énergie d'éveil et se sépare ainsi de trente-trois des esprits conceptuels restants.
La respiration passe à présent dans de longs soupirs ralentis. La goutte femelle se dissout dans le canal du support de la vie et parvient au cœur. C'est le stade qu'on appelle "noir éclatant" puis survient la chute dans une fosse d'une extrême noirceur.
L'esprit d'acquisition se dissout dans l'esprit de proche réalisation. Le yogi doit à ce moment transformer l'ignorance en énergie d'éveil et se séparer des sept derniers esprits conceptuels.
Alors, la bouche s'ouvre et les yeux se retournent dans leurs orbites, en en révélant entièrement le blanc. L'apparition extérieure est similaire à un coucher de soleil. Toutes les réminiscences et manifestations sensorielles cessent et l'on a la vision que toutes les images se dissolvent dans l'obscurité, dans un immense étang de noirceur. La respiration se fait superficiellement et, intérieurement, on "expérience" une vision de crépuscule et de ténèbres.
Puis deux des cinq gouttes femelles de couleur rouge tombent simultanément dans le cœur. La tête s'affaisse, on prend quelques longues respirations, la respiration devient ensuite ténue.
Les trois autres gouttes femelles tombent dans le cœur. La personne émet le son hik avec un mouvement respiratoire d'un empan d'amplitude.
Une apparition d'un noir éclatant s'élève dans l'esprit et on sombre dans l'inconscience.
La respiration cesse définitivement et les gouttes rouges et blanches des forces mâles et femelles se réunissent dans le cœur. On sort de l'inconscience dans un état de joie. Cette conscience joyeuse se fond dans la claire lumière et l'on fait l'expérience de la félicité qui lui est simultanée.
La conscience primordiale au centre du cœur se fond dans l'ainséité (2) des claires lumières mère et fils. A cet instant, les énergies internes cessent et l'esprit et l'énergie subtils pénètrent dans le canal le plus secret de l'être.

La claire lumière fondamentale apparaît à tous les êtres vivants. Aux yogis hautement réalisés, le moment de l'expérience de la mort où les claires lumières mère et fils entrent en concordance fournit une excellente occasion d'atteindre la libération et l'éveil. Par la mise en pratique des méditations appropriées, l'esprit du yogi se transforme à ce moment-là immédiatement en l'ultime état de la sphère de vérité qui transcende toute production, toute création.

C'est ainsi que le yogi parvient à l'éveil. L'esprit devient la sagesse du Dharma-Kaya (3) et se manifeste sous la forme du Sambogha-kaya (4) et du Nirmana-kaya (5) afin d’œuvrer au bien des êtres vivants.

Ainsi, l'éveil est non seulement possible en cette vie même, mais ceux qui n'atteignent pas ce but de leur vivant, peuvent aussi le réaliser au moment de mourir. C'est pourquoi rendez-vous compte de l'importance de l'obtention d'une forme de vie humaine et prenez à cœur la pratique des profondes instructions. Si vous ne comprenez pas au cours de votre vie ces instructions, vous ne serez jamais en mesure de reconnaître la claire lumière au moment de votre mort.

Tous les êtres ont vécu, sont morts et on repris naissance un nombre incalculable de fois. Maintes et maintes fois, ils ont fait l'expérience de la pure claire lumière inexprimable, indescriptible. Et pourtant à cause de la confusion suscitée par l'obscurité de leur ignorance innée, sans fin ils errent dans la ronde des existences. C'est une bien périlleuse situation et vous devez ne pas gaspiller les chances d'éveil qu'offrent un esprit et un corps humains.

(1) Il a été publié par Glenn H. Mullin dans "Death and dying", the tibetan tradition" (Arkana, Boston, London), anthologie des textes bouddhistes sur les aspects de la mort, beaucoup plus variés que l'on ne croit avec la seule connaissance du célèbre livre des morts, le Bardo Thôdol. Il a été traduit en français par Olivier de Ferai et paraîtra aux Editions Trismégiste. Les personnes qui aimeraient se documenter sans attendre pourront voir développer le thème de ce texte, avec bien d'autres informations très profondes sur les pratiques tantriques, dans "Claire lumière de félicité" de Geshé Kelsang Gyatso (Editions Dharma, diffu-sion Dervy). Cet enseignement secret n'était révélé que par de hautes initiations : il est maintenant à la portée des lecteurs occidentaux qui aiment savoir où ils s'enga-gent. Mais il ne pourra porter ses fruits qu'à travers une transmission initiatique et une longue pratique guidée par un Maître d'une des lignées tibétaines.
(2) Ainséité : les choses telles qu'elles sont, c'est-à-dire leur nature de vacuité
(3) Dharmakaya : corps de Dharma, corps psychique de vérité, corps de sagesse
(4) Sambhogakaya : corps de lumière d'un Bouddha, corps de jouissance
(5) Nirmanakaya : corps physique d'un Bouddha, corps d'émanation


(Bulletin Iands 04, Mai 89)



LE PANORAMA DE LA VIE DANS LES NDE
Compte-rendu de la conférence de David LORIMER, le 19 décembre 88, à la Société de Thanatologie.


Le panorama de la vie est cette expérience qui se produit dans les NDE et dans laquelle la personne revoit défiler rétrospectivement sa vie, généralement en se dirigeant vers sa naissance, mais quelquefois à partir de sa naissance souvent en émettant un jugement moral sur de ses actes.

D. LORIMER distingue deux sortes de panorama de la vie. La différence entre les deux est plus une question de profondeur que de nature : la mémoire panoramique et la revue ou évaluation de la vie.

Dans la mémoire panoramique, on a un défilé d'images et de souvenirs sans aucun engagement émotionnel direct, sans identification, en spectateur. L'expérience est involontaire, on n'a pas le sentiment de pouvoir la contrôler. Elle se caractérise par une très grande rapidité, le temps n'y est plus le même. Elle est très vive, très intense, à aucun moment elle ne paraît illusoire. Elle est très précise, les moindres détails sont revus, distinctement.

Dans l'évaluation de la vie, on a une sorte d'équivalent du jugement dernier, ou du jugement particulier. La vie est revue dans un contexte de justice. Cela correspondrait à la rencontre avec ses propres actions, à l'époque médiévale (encounter with deeds), le symbole de la balance ou du pont plus ou moins étroit selon qu'on a été mauvais ou bon. Cette revue de sa propre vie peut être initiée par l'Etre de Lumière : "qu'avez-vous fait de votre vie ? Qu'avez-vous fait pour autrui, pour l'humanité ?" C'est l'évaluation du Moi inférieur par le Moi supérieur, par le Soi. Ce n'est pas une évaluation faite par quelqu'un d'autre, mais par une partie de soi, sans qu'il y ait possibilité de rationalisation ou d'excuses. Il y a prise de conscience de l'effet de ses actes, de sa propre responsabilité, de l'interdépendance des consciences, qui n'apparaît pas dans la vie de tous les jours. Toutes les blessures, que l'on a infligées aux autres sont alors ressenties en soi, encore plus intensément. On peut parler d'un karma-boomerang.

David LORIMER a replacé l'expérience du panorama de la vie dans le cadre de certaines théories et fait quelques phénomènes du domaine de la recherche parapsychique. Ces autres phénomènes sont :
  • l'hypnose qui peut faire ressusciter des souvenirs que l'on croyait disparus ;
  • la cryptomnésie, dans laquelle ressurgissent, parfois sous forme de vécu de vie antérieure, des souvenirs dont on n'a plus conscience ;
  • la psychométrie, c'est-à-dire la possibilité qu'ont certaines personnes d'à accéder à la mémoire d'un objet ou de la personne à qui appartient l'objet, il y a une sorte de mémoire cachée; D. Lorimer pense, pour sa part, que la mémoire n'est pas dans l'objet mais que l'objet permet à la personne d'entrer dans le champ de conscience de la personne à qui il a appartenu ou même, d'une certaine façon, dans la conscience de l'objet ;
  • les maisons hantées pourraient être classées dans cette dernière catégorie de phénomènes, la maison étant comme un grand objet, on entrerait dans un enregistrement psychique émanant du bâtiment
Les théories adéquates pour rendre compte de l'expérience du panorama de la vie seraient:
  • le modèle du cerveau organe transmetteur de la conscience, par opposition au modèle du cerveau producteur de la pensée. Le cerveau serait l'organe qui filtrerait les sources d'information afin de permettre l'attention au monde concret nécessaire à la vie présente. A la mort, il y aurait donc un changement de conscience ou une expansion de conscience, celle-ci étant libérée du corps. Cette vue est partagée par des penseurs comme William JAMES ou Henri BERGSON. La seconde hypothèse implique une disparition de la conscience avec l'arrêt de l'activité du cerveau.
  • le modèle holographique de Karl PRIBRAM (5) et l'ordre impliqué de David BOHM pourraient traduire la façon dont l'expérience se manifeste : on voit sa vie dans sa totalité, mais en même temps dans le détail, en en distinguant l'essentiel, en pouvant en isoler certains événements. Ce n'est pas comme une série d'images, mais comme une forme de pensée, tout est là à la fois. On peut faire l'analogie avec le processus créatif. Mozart entendait d'abord une symphonie dans sa totalité, puis l'écrivait, la traduisait dans un ordre "expliqué", "déployé", linéaire, à partir de sa perception existant dans un ordre "impliqué", "enroulé".
Quelques points de conclusion:
  • la conscience lors de la mort n'est pas éteinte, mais élargie, intensifiée,
  • jusqu'au moment de l'expérience, notre mémoire est préservée (il se peut qu'elle soit ensuite dissoute ou concentrée),
  • les images qui défilent ne sont pas vraiment extérieures à la personne, mais dans l'espace de son esprit (leur rapidité et leur intensité peut provenir d'une sorte de compression du temps),
  • des personnes peuvent se trouver incapables de vivre un panorama de leur vie soit en raison du caractère trop douloureux des événements, soit parce qu'elles n'ont pas développé des facultés suffisantes d'empathie et d'imagination pour ressentir les émotions d'autrui,
  • l'évaluation est faite intérieurement par le Moi supérieur, sans condamnation, mais dans une optique de compréhension du sens de ses actes,
  • le revécu intérieur du mal que l'on a fait ou du bien, intensifiés, pourrait correspondre à l'enfer et au paradis,
  • la revue de vie nous révèle des parties de notre psyché ordinairement cachées (les expériences négatives pourraient signifier une descente vers notre face sombre, et sa confrontation),
  • elle pourrait faire office de purgation de nos désirs, de libération vis à vis de notre passé,
  • elle n'est probablement qu'une étape vers la transparence.

         Cette interdépendance intérieure en relation avec une interdépendance extérieure, constatée dans le panorama de la vie, fait écho, de nos jours, au mouvement écologique. On y trouve les mêmes implications éthiques de responsabilité, de responsabilité, de sensibilité, sur fond d’unité de conscience dans le sens interieur et d’unité de biosphère sur le plan extérieur.



ELEMENTS DE LA DISCUSSION
A propos des observations faites lors des sorties de corps :


Hubert LARCHER
II existe, pour les disciplines scientifiques, des capacités à appréhender ces objets frontières. Outre les phénomènes psychiques, dits parapsychologiques dans le vocabulaire actuel, il y a aussi des phénomènes dits para-physiques. Par l'intermédiaire de ces phénomènes para-physiques, comme on peut voir dans certaines maisons hantées, il n'est pas impossible que l'objectivité prête un certain champ d'expérimentions à des physiciens.

A propos des enregistrements sur bande magnétique de voix et sur écran d'images attribuées à l'au-delà :

Jean-Louis-SIEMONS
Objectivement, on peut seulement en dire que dans certaines conditions, des gens enregistrent quelque chose. Il n'est pas du tout prouvé que ce soient les morts qui parlent. Quant aux images TV, lorsque l'on voit apparaître Romy Schneider avec son joli costume à pois ou à rayures, on se demande si dans l'au-delà elle est encore avec son petit costume avec des pois ou des rayures. Est-ce que c'est Romy Schneider qui apparaît ou bien est-ce autre chose ? Est-ce qu'il n'y aurait pas conservation, peut-être, de l'information de ces choses-là quelque part ? Certains physiciens, qui auraient de la chance, n' auraient-ils pas la possibilité de saisir ces images et de les faire apparaître sur un écran de télévision ? La question reste posée, et ceci même en l'absence de fraude : est-on est bien en présence de messages qui viennent des morts ?

Hubert LARCHER
Les Français ne sont pas aussi en retard qu'on veut bien le dire, seulement nous ne le. claironnons pas. Nous avons fait, notamment, des recherches sur les voix de RAUDIVE etc... Je rejoindrai l'avis de physicien de Jean-Louis SIEMONS : nous avons trouvé des phénomènes qui sont des captations tout à fait inattendues de voix radiophoniques , qui sont enregistrées sur un magnétophone et qui peuvent venir d'assez loin. Ce ne sont donc pas des voix de morts. Je n'exclus pas qu'il puisse en avoir, car je n'en sais rien. Qui plus est, en ce qui concerne les expériences de télépathie, nous avons, dans nos archives des expériences de télépathie à travers le temps. La télépathie n'est pas seulement spatiale ou trans-spatiale, ou plutôt supra-spatiale, mais aussi supra-temporelle, ou trans-temporelle. Autrement dit, nous avons des expériences de transmission de mémoire, d'ex-vivants à vivants, cela ne veut pas dire que ce sont des transmissions de morts à vivants. Pour l'instant les avancées technologiques pourront peut-être nous permettre d'aller plus loin par rapport à ce que nous savons aujourd'hui.

Le mot preuve est justement le mot difficile. Il existe en effet des cas d'enregistrement négatif : on enregistre sur magnétophone une personne qui parle, cette personne tombe en transe et continue à parler pendant sa transe, nous continuons à l'enregistrer, puis elle sort de sa transe, continue à parler et à être enregistrée. Ensuite, on réécoute la cassette, et pendant toute la période de transe, il y a le silence. C'est la même chose en négatif. Si on peut avoir un non-enregistrement qui est explicable par une psychocinèse, il peut y avoir un enregistrement par psychocinèse, c'est à dire par l'intermédiaire d'un agent psychocinétique. Ce qui n'exclut pas du tout que cet agent psychocinétique soit le moyen par lequel s'enregistre la mémoire de quelqu'un d'autre, d'un ex-vivant, par exemple. Mais est-ce une preuve de la survie du mort ? Nous ne pouvons pas l'affirmer. Mais je ne veux pas décourager les recherches.

Conclusion proposée par Hubert LARCHER
Dans la mesure où les sens extérieurs s'exténuent, et où le passage vers la mort approche, avec une déconnexion de cette vie ici et maintenant, il se produit une évolution, une transe de la mort, qui mène vers l'idée de transcendance. Plus la transe est profonde, plus on va vers des jugements moraux, et vers la déconnexion de notre conditionnement de temps d'espace et de mouvement. Dans la mesure où nous échappons à ces conditionnements terrestres (il convient ici de faire une distinction entre les mots âme, psyché et esprit), dans la mesure où l'esprit se dégage, l'esprit au sens de St-Paul, il se produit une meilleure perception ou appréhension de la continuité du réel cachée par la discontinuité des apparences. On va vers la notion d'un continuum où l'objectif et le subjectif interagissent, et où agit une intersubjectivité qui est dans la profondeur et qui nous unit tous, et dont la clef est l'amour.

E.S.M.
(1) le catalyseur en fut le livre de Patrice VAN EERSEL : La Source Noire.
(2) Editions LAFFONT
(3) D. LORIMER, succédant à Margot GREY, est actuellement Chairman de IANDS-UK
(4) cassettes enregistrées des deux conférences à notre Centre de Documentation : si vous désirez les écouter, venez avec votre baladeur (écoute seulement possible avec un écouteur individuel) : sur rendez-vous. La totalité de la conférence sur le panorama de la vie réécrite par son auteur, paraîtra dans un prochain bulletin de la Société de Thanatologie.
(5) dans notre prochain bulletin, compte-rendu des conférences de PRIBRAM (SIRIUS et TOURS) et article sur le modèle holographique par André BONALY. Maître de Conférence

(Bulletin Iands 03, Décembre 88)



SUR LA CHUTE EN MONTAGNE
Par Michel Hulin, Professeur de Philosophie Comparée à Paris IV - Sorbonne


L'expérience intérieure peut revêtir une infinie diversité de formes. L'histoire de la mystique a toujours eu tendance, comme il est naturel, à privilégier celles de ces formes qui s'inscrivent dans une perspective philosophique ou religieuse bien définie. Mais il existe aussi des variantes "sauvages", spontanées ou artificiellement provoquées, qui méritent tout autant d'être prises en considération. Appartiennent à cette catégorie, outre les états de conscience altérés induits par les stupéfiants et les hallucinogènes, certaines réactions paradoxales de la psyché confrontée à des situations d'extrême danger qui seraient, normalement, génératrices d'effroi. L'intérêt de telles expériences, dont la "vision panoramique des noyés" constitue un exemple classique, réside précisément dans leur manière de superposer une certaine transcendance extatique à une profonde détresse existentielle.

Un livre récent (1), encore inédit en langue française, a le mérite d'attirer notre attention sur une variété remarquable de ce type d'expérience-limite, la chute en montagne. Son auteur, Reinhold Messner, est l'un des plus grands alpinistes de notre temps. Il est connu pour avoir été, entre autres exploits, le premier homme à gravir l'Everest sans le secours d'un masque à oxygène. Mais c'est aussi un homme qui s'intéresse aux arrière-plans "spirituels" de l'alpinisme. Son livre se présente sous la forme d'une sorte d'anthologie qui rassemble et commente les témoignages de personnes miraculeusement sorties indemnes (ou presque) de chutes gravissimes en haute montagne. Certains de ces témoignages remontent au XIXème siècle et avaient déjà fait à l'époque l'objet de publications dans diverses revues de Clubs Alpins en Suisse ou en Allemagne, d'autres sont inédits. On se propose ici de traduire quelques passages choisis parmi les plus significatifs, de grouper les plus saillants de leurs traits communs et d'en esquisser une interprétation.

Nous commencerons par le récit du Professeur Albert Heim, un alpiniste suisse du siècle dernier qui est en même temps l'auteur de la première anthologie consacrée à la chute en montagne (2).
En 1871, un matin de printemps, A. Heim dérape dans un couloir d'avalanche : «... Je filai à la vitesse du vent vers une pointe rocheuse à ma gauche, vins rebondir contre elle et basculai par dessus, planai quelque vingt mètres dans les airs pour, finalement, atterrir sur une plaque de neige au pied de la paroi rocheuse [...] Ce que j'ai pensé et ressenti durant ces cinq ou dix secondes, je ne parviendrais pas à l'exprimer en dix fois plus de minutes. Tout d'abord, j'examinai la situation : «La pointe rocheuse par dessus laquelle je vais être précipité se prolonge visiblement vers le bas par une paroi verticale. Toute la question est de savoir s'il y a encore de la neige en bas. Si oui, je pourrai m'en tirer. S'il n'y en a plus, je vais être précipité dans les éboulis tout en bas et alors, avec une telle vitesse de chute, la mort est inévitable. Si, arrivé en bas, je ne suis pas mort ou inconscient, je devrai prendre aussitôt le petit flacon d'éther de vinaigre qui se trouve dans la poche de ma veste et m'en mettre quelques gouttes sur la langue. Je ne dois pas non plus laisser échapper mon bâton d'alpiniste car il peut encore être utile, je dois donc le tenir d'une main ferme. Je pensai aussi à jeter mes lunettes pour éviter que des éclats ne viennent me blesser les yeux mais j'étais à ce point secoué et ballotté par la chute que mes mains n'y parvinrent pas [...] Je songeai aussi à ma leçon inaugurale de «Privat-Dozent» (3) qui devait avoir lieu cinq jours plus tard et que, de toute manière, je ne pourrais pas assurer. J'assistai à la scène où mes proches recevaient la nouvelle de ma mort et je les consolai en pensée. Ensuite, je contemplai à une certaine distance, comme si elle se déroulait sur une scène, l'ensemble de ma vie passée. Tout était transfiguré, dépourvu d'anxiété et de souffrance 1...] Je me sentis de plus en plus entouré par un ciel d'un bleu splendide, parsemé de petits nuages rosés et surtout d'une tendre nuance de violet. Au moment où je pris mon vol dans l'air libre je me sentis glisser en lui d'un mouvement doux et planant, sans aucune souffrance, tandis que je voyais s'approcher le champ de neige sous mes pieds [...] Alors je perçus un choc sourd et ce fut la fin de ma chute. A cet instant, un objet noir passa furtivement devant mes yeux et je criai trois ou quatre fois : Je n'ai absolument rien ! »

En 1887, dans le massif du Cervin, Eugen Guido Lammer, entraîné par une avalanche, fait une chute d'environ deux cents mètres :
« ... Durant ce vol sinistre mes sens restèrent en éveil. Et je puis vous le certifier, amis, c'est une belle mort. On ne souffre pas ! Une piqûre d'épingle fait plus mal qu'une telle chute. Pas d'angoisse de mort non plus, ou seulement au début. Dès que mes ultimes manœuvres de sauvetage se furent avérées vaines ce fut pour moi le grand abandon. Ce personnage chassé à travers l'étroit couloir d'avalanche, projeté par dessus le corps de son compagnon, propulsé dans le vide par la traction de la corde, était un étranger, un quelconque morceau de bois, et mon Moi flottait au-dessus de toute cette scène avec la tranquille curiosité du spectateur au cirque. Une seule chose me gênait : le fait d'être ébloui par le soleil qui, juste en face de moi - il était environ 17h30 - brillait à travers un tourbillon de neige poudreuse. Un raz de marée d'images et de pensées envahit mon cerveau. Beaucoup de souvenirs d'enfance, mon pays natal, ma mère, le choc élastique des boules sur le billard. «Ah ( Ah ! - pensai-je - le Professeur Schulz pourra écrire, triomphant, « voilà ce que c'est ! » [...] Je devrais remplir des centaines de pages pour traduire cette masse d'idées et d'images. Et pendant tout ce temps, le calcul froidement objectif de la distance restant à parcourir avant d'être étendu, mort, en bas. Tout cela, sans cris, sans agitation, sans tristesse ; entièrement délivré de la chaîne du Moi ! Des années, des siècles s'écoulèrent durant cette chute. »

L'alpiniste allemande Charlotte Wolny décroche d'une paroi rocheuse, dans les Alpes bavaroises, en août 1975 : «... A l'instant où je perdis ma prise, je réalisai qu'après tant d'années d'escalade j'étais en train de tomber et que j'allais mourir. Je ne ressentais pas d'angoisse. Je sentis seulement mon corps culbuter vers l'arrière et je m'étonnais même de ne pas en souffrir. La nuit, aussitôt, s'était faite autour de moi. Je pensai que j'allais bientôt revoir mon mari, mort sept mois auparavant jour pour jour, et je m'en réjouissais. Je sais seulement encore que, dans l'obscurité qui m'entourait, mon cœur se mit à battre avec une violence atroce et j'étais persuadée que j'allais mourir mais, derechef, sans angoisse. Je m'émerveillais de constater à quel point cela était facile et je me réjouissais à la pensée que toute souffrance allait bientôt cesser. »

Norbert Baumgartner commence par décrire, en termes hautement techniques, les circonstances de sa chute. Puis il enchaîne : « Voilà ce qu'après coup je suis en mesure de reconstruire. Mais de la chute elle-même je prends conscience sur un tout autre mode, un mode d'une effrayante étrangeté, toute nouvelle pour moi. Ce n'est pas moi qui tombe, qui est précipité vers le bas, qui s'écorche au contact du rocher. Mais j'assiste à la chute de quelqu'un. Ce quelqu'un me ressemble trait pour trait. Je pourrais être lui et pourtant je ne le suis pas, je ne puis pas l'être puisque, justement, je le vois tomber. Celui-là porte ma vieille veste rouge, mes chaussures en triste état, mon pantalon d'un vert sale avec ses éternels accrocs »...] Il est suspendu à une plaque rocheuse qui se détache et roule vers la vallée avec un bruit de tonnerre. Et lui tombe, dérape, s'écorche, s'immobilise et reste là étendu. Curieux ! C'est la première fois que je suis le témoin d'une chute. Lui est-il arrivé quelque chose ? »

Terminons par le récit du Professeur Hias Rebitsch, peut-être le plus étrange de tous. Dans la phase la plus délicate d'une ascension, soudain, une prise cède : « ... Mon buste est repoussé vers l'arrière comme par le poing d'un géant. Je ne dois pas culbuter, surtout ne pas tomber sur le dos, la tête en bas [...] D'une poussée des jambes je me détache de la paroi et me projette dans l'air à la rencontre du sinistre, de l'impitoyable abîme. Commence alors l'insensée, la terrifiante descente aux enfers. Un bref à-coup : le premier piton a cédé ; le second [...] Je glisse le long de la roche, m'y heurte, cherche à m'y cramponner. Mais une force élémentaire, irrésistible, me catapulte vers le bas. Perdu, terminé [...] Et voici que je ne ressens plus d'angoisse. La peur de la mort s'est écartée de moi. Toute espèce d'émotion a disparu de même que toute perception extérieure. En moi il n'y a plus que le vide, un abandon total, et hors de moi il fait nuit.  Je ne « tombe » même plus, je flotte doucement dans l'espace, installé sur un nuage, libéré de toute adhérence à la terre. Nirvana ? Ai-je déjà franchi le sombre portail qui mène au royaume des morts ? Voici que soudain lumières et mouvements font irruption au milieu des ténèbres. Des flots mêlés de l'ombre et de la clarté se détachent certaines lignes : d'abord confusément esquissées, elles en viennent à dessiner des silhouettes reconnaissables. Une représentation naturaliste de silhouettes et de visages humains. Sur un écran intérieur un film muet, en noir et blanc, est projeté. Je suis le spectateur et me vois dans le film, âgé de trois ans à peine, trottinant vers la boutique de l'épicier, toute proche. Je serre bien fort dans ma menotte le Kreuzer (4) que m'a donné ma mère pour que je m'achète quelques sucreries. Changement de scène : petit enfant, un empilement de planches s'écroule sur ma jambe droite. Mon vieux grand-père qui clopine, appuyé sur son bâton, s'évertue à soulever les planches. Ma mère rafraîchit et caresse mon pied meurtri. Deux incidents dont je ne me serais jamais souvenu autrement [...1 Le film se poursuit mais les scènes qu'il montre n'appartiennent plus à mon existence actuelle [...] Me voici page portant blason dans une haute salle d'armes : nobles en habits d'apparat, châtelaines avec tous leurs atours, hanaps passant de mains en mains, toute une vie pleine de couleur et de mouvement t...] Ensuite, comme d'une autre couche d'images, se détache un motif plus persistant : je marche dans une vaste plaine, labourant mon champ avec une charrue de bois, tandis qu'une armada de nuages défile dans le ciel. C'est alors qu'un audacieux fonduenchaîné me transporte au cœur d'une mêlée : des cavaliers sauvages, barbares. la chevelure en broussaille, attaquent : des javelots volent ; détresse mortelle ! Le tout silencieux, spectral. Soudain, un appel venant de très loin : « Hias ! » et de nouveau : « Hias, Hias ! » Un appel intérieur ? Celui d'un frère d'armes ? Brusquement il n'y a plus de combats, plus de cavaliers, plus d'angoisse mortelle. Rien que le calme autour de moi et le rocher inondé de soleil devant mes yeux qui se sont ouverts.»

Cherchons maintenant à rassembler les éléments constitutifs de cette expérience tout à fait singulière qu'est la chute en montagne. Première surprise : là où s'attend à rencontrer la panique, l'agitation désordonnée du corps, les hurlements de terreur, règne à l'extérieur un profond silence et à l'intérieur une parfaite sérénité. Les accidentés tombent comme dans un rêve, calmes, recueillis, sans pousser un cri. Il y a toutefois à cela une condition : le déclenchement de la chute doit avoir été brusque, imprévisible, comme dans le cas d'un «dévissage» soudain au milieu d'une paroi verticale. Ou bien une première phase de dérapage ou de glissage - où certaines manœuvres de sauvetage pouvaient encore avoir un sens - doit avoir fait place à une seconde phase de chute libre dans laquelle la vanité de telles manœuvres est devenue évidente. Ce qui confère à la chute en montagne (ou d'un gratte-ciel, etc., à condition d'être accidentelle) son caractère spécifique, parmi bien d'autres situations de danger extrême, c'est précisément l'état d'abandon, de déréliction du «tombant», devenu le jouet passif des forces cosmiques. Cette simplicité tragique ne se retrouve pas au même degré dans des situations comme la noyade, l'incendie, le bombardement, etc., qui toujours laissent au moins entrouverte une porte de salut.

Un autre trait caractéristique est fourni par le dédoublement du sujet. Un Moi spectateur, un Témoin assiste, pour ainsi dire d'en haut, à la chute d'un certain personnage qui, même revêtu des habits du moi (cf. le témoignage de N. Baumgartner). est vu essentiellement comme «il» ou «lui». Il est clair que ce second trait renvoie au premier : l'homme qui tombe demeure vraiment lui-même qui tombe. Il restera cependant à déterminer si ce dédoublement -quel que soit son mécanisme psychologique - est la véritable cause de la sérénité, ou bien son effet (ou l'une de ses expressions privilégiées).

L'expérience de la chute se caractérise encore par l'extraordinaire intensité de l'activité mentale à laquelle elle donne lieu. Tous les témoignages s'accordent à souligner le contraste entre la durée réelle de la chute, toujours très brève (même une chute libre de 200 m ne dure guère plus de six ou sept secondes), et l'incroyable densité de réflexions, d'images et d'événements que la conscience est capable d'y loger. Ce foisonnement des représentations se présente lui-même sous deux formes distinctes, correspondant peut-être à deux niveaux de profondeur de l'expérience.
Tantôt (récit de A. Heim et début du récit de H. Rebitsch), il s'agit d'une anticipation active du choc : à la vitesse inhumaine d'un calculateur électronique le sujet envisage tous les «cas de figure» susceptibles de se produire et élabore une stratégie précise en rapport avec chacun d'eux. L'imagination de ce qui se passera après l'accident (par exemple, le deuil des parents, amis, etc.) est présente aussi mais comme tenue en laisse par la priorité absolue accordée à la stratégie de survie. La perception de l'environnement (pentes, pointes rocheuses, bancs de neige, etc.) subsiste et atteint même un exceptionnel degré d'acuité.

Tantôt, au contraire (récit de Ch. Wolny et corps du récit de H. Rebitsch), dès le début de la chute, la nuit descend sur le monde, enfermant le sujet dans son espace intérieur. Se produit alors la plongée dans les profondeurs de la psyché, l'émergence des scènes d'enfance depuis longtemps oubliées, bref l'ensemble des phénomènes habituellement regroupés sous l'appellation générale de « vision panoramique ». Notons cependant, dès maintenant, que les témoignages présentés ici donnent davantage l'impression d'un film, mais au déroulement saccadé et capricieux, avec des ruptures et des retours en arrière. En somme, plutôt la possibilité, quasi ludique, de voyager à son gré à travers son propre passé que la contemplation de celui-ci dans les facettes d'un cristal figé.

Un dernier trait caractéristique de l'expérience est qu'elle se déroule à l'intérieur d'un monde devenu silencieux et comme statique. Or, le silence qui entoure soudain ces alpinistes n'est pas plus naturel que les ténèbres où d'autres sont brutalement plongés en plein jour : bruits du vent, appels des compagnons, fracas des morceaux de rocher dévalant les pentes, rien de tout cela n'est entendu. De même, il est étrange que revienne dans tous ces récits (et dans bien d'autres non cités ici) le verbe schweben qui signifie « planer » et même, plus littéralement, « flotter immobile dans l'espace » : la formidable traction de la pesanteur, le courant d'air provoqué par la chute, le défilé accéléré des repères spatiaux (arbres, parois rocheuses, etc.) ne semblent pas être perçus.
     Que penser de tout cela ? En particulier devra-t-on dire que ce genre d'expérience relève de la pathologie de l'affectivité - au même titre, par exemple, que les hallucinations de certains malades mentaux - ou bien, au contraire, qu'il nous révèle quelque chose d'essentiel sur la condition humaine ? Nous ne pouvons espérer faire la lumière sur ce point que si d'abord nous cherchons à revivre cette expérience de l'intérieur, du point de vue même de ceux qui l'ont connue.

Il est évident, tout d'abord, que cette expérience ne se manifeste qu'au-delà d'un certain seuil. La simple conscience d'un danger, même extrême, ne suffit pas à la déclencher. Elle procure, certes, au sujet une sorte de choc électrique - certains témoignages parlent d'une vague de chaleur montant subitement à la tête - qui l'arrache à la relative somnolence où il pouvait se trouver l'instant d'avant, à un certain relâchement de l'attention qui a pu être précisément à l'origine de sa chute. Ainsi « réveillé », le sujet accède à une acuité de perception et à une agilité de raisonnement exceptionnelles. Mais tout cela se déroule dans une perspective d'adaptation au monde, de « lutte pour la vie » qui ne comporte encore aucune rupture par rapport au passé du sujet et à ses choix existentiels majeurs. Ce qui marque le franchissement du seuil, c'est la prise de conscience d'une détresse et d'une impuissance totales face à l'événement. A travers tous les témoignages ce tournant décisif est signalé par le retour des mêmes expressions ou interjections : « terminé », « fichu », « plus rien à faire », « tout est perdu », etc.
Alors, dans l'homme livré au gouffre, quelque chose d'essentiel « casse » subitement, à savoir le ressort inconscient de son vouloir-vivre. Dans la mesure, en effet, où il perçoit clairement l'inanité de toute tentative de sauvetage il se saisit comme étant, d'une certaine manière, déjà mort. Les quelques secondes qui le séparent de l'écrasement tout en bas sont comme l'intervalle entre sa condamnation à mort et son exécution. Cela signifie qu'une évidence intellectuelle irrésistible lui coupe littéralement le souffle en lui faisant toucher du doigt la contradiction flagrante qu'il y aurait, pour lui qui est virtuellement anéanti, à prétendre encore respirer, espérer, craindre, se projeter vers l'avenir, en un mot vivre. On peut dire, en somme, qu'un premier et involontaire lâcher prise, au sens propre, celui-là même qui a provoqué la chute de l'alpiniste, en entraîne un second, pleinement libre et radical, dans lequel celui-ci, subjugué par l'imminence inéluctable de sa propre fin, s'immole en pensée, se retranche lui-même du monde des vivants. C'est ce sacrifice du moi, sacrifice à la fois spontané et arraché au sujet par les données objectives de la situation, que l'un des survivants (E.G. Lammer) appelle « le grand abandon ».

Pour accéder à ce qui réellement se dévoile dans l'expérience de la chute il est indispensable de bien comprendre le mécanisme d'un tel renoncement. Il ne paraît pas requérir une quelconque prédisposition subjective, une sensibilité particulière de caractère philosophique ou religieux. En tout cas, rien dans les données dont nous disposons n'autorise à l'affirmer. Ce qui paraît décisif, en revanche, c'est l'effet de surprise selon lequel un homme « ordinaire », plus ou moins englué dans les joies et soucis du quotidien, bascule soudain dans l'inimaginable et se trouve confronté sans préparation à la face terrible de l'Etre. Le dépaysement est alors si brutal qu'on n'a même pas le temps d'avoir peur. La suspension du vouloir-vivre qui en résulte n'a donc en elle-même rien d'héroïque, même si elle présente l'apparence d'un sursaut d'héroïsme et produit pour un temps les mêmes effets. Sa nature est bien plutôt celle d'une paralysie de l'imagination désirante là où, en un éclair, le monde s'est révélé si hostile, si impraticable (5) que plus aucun projet, plus aucun geste, plus aucune parole n'y conserve le moindre sens.
On ne s'étonnera jamais assez de ces failles qui peuvent à tout instant s'ouvrir dans le sol réputé ferme de l'expérience ordinaire. Une prise s'effrite, un piton cède à l'improviste et, en l'espace de quelques brévissimes secondes, un homme est arraché à tout ce qui faisait sa vie et plongé dans une solitude et une pauvreté infinies. Lui qui évoluait dans la lumière est précipité d'un seul coup dans l'Hadès. Encore tout ruisselant de vie il lui faut sur le champ abandonner toute espérance, consentir à se laisser effacer à jamais de ce monde.

Mais le miracle est que ce baptême de terreur renaisse un homme nouveau. Celui qui vient de passer par la Grande Capitulation se réveille aussitôt et s'émerveille d'accéder à un plan d'expérience dont, en règle générale, il n'avait jusqu'alors même pas soupçonné l'existence. Par sa soudaineté et son caractère apparemment irrémédiable l'expérience de la chute a décapé dans le sujet tout ce qui était simplement acquis, superficiel, factice. Elle l'a contraint à consentir en pensée à des sacrifices d'une ampleur telle qu'il a maintenant conscience de ne plus rien posséder et de n'être lui-même absolument plus rien. Dépouillé, vidé de sa substance, il se sent déjà mort. Mais, en réalité, la chute n'a fait que dissoudre son individualité affective, mentale et sociale, son ego. Par là même elle a mis à nu, révélé pour la première fois le noyau permanent et indestructible de cette individualité, le principe transcendant de la conscience, le Soi.

Les manifestations psychiques « paranormales » caractéristiques de la chute peuvent alors être comprises comme les signes d'une émergence du Soi à l'intérieur d'un champ de conscience où il n'avait jamais été repéré comme tel. C'est le cas, en particulier, des modifications remarquables qui s'introduisent dans la perception du temps. D'une part, on assiste à une intensification et à une accélération des processus mentaux telles que la chute, en dépit de sa brièveté objective, paraît durer des siècles. D'autre part, la marée montante des souvenirs tend à envahir l'ensemble du champ de conscience, au point même de détourner l'attention de la réalité présente. Il est facile de voir que les deux phénomènes sont liés et qu'ils expriment, chacun à sa manière, la transcendance de la conscience par rapport au temps.

Dans l'attitude naturelle nous admettons tacitement que « penser » est une activité comme une autre, qui procède de certaines causes et aboutit à certains effets, qui s'étale dans la durée, exige du temps pour s'accomplir. L'expérience de la chute, dans la mesure où elle se traduit par une sorte d'emballement de la mécanique mentale, contribue à ébranler ce préjugé. Elle semble tendre vers une limite idéale où un déroulement infiniment accéléré des processus mentaux déboucherait sur un « acte pur », une coprésence parfaite à la conscience de tous ses contenus. De la même manière, il paraît naturel d'admettre que les pensées, conçues comme des séries d'événements psychiques, une fois précisément qu'elles sont « passées », se trouvent détruites, abolies en tant que telles et ne peuvent plus être que reconstruites, à partir des empreintes qu'elles auraient éventuellement laissées (œuvres, traces cérébrales, etc.), par une activité spécifique de remémoration. Le phénomène de la vision panoramique du passé suggère tout autre chose :
Loin de se dissoudre d'instant en instant, la conscience serait installée dans un présent inamovible d'où elle pourrait atteindre à volonté et comme toucher à distance n'importe quel épisode de sa propre histoire. Elle envelopperait en droit la totalité de son passé et ne serait pas tributaire pour cela de l'instrument précaire d'une mémoire, conçue comme une fonction spécialisée (6). Il est significatif à cet égard que les témoignages utilisés ici ne font aucunement mention d'un déroulement continu des souvenirs, dans l'ordre supposé de leur enregistrement depuis l'instant de la naissance jusqu'à celui de la chute. Ils évoquent plutôt un libre vagabondage à travers le passé (et l'avenir), marqué certes par la résurgence de scènes d'enfance significatives mais aussi bien - semble-t-il - par celle, plus fantaisiste et gratuite, d'épisodes futiles, comme si la conscience cherchait ainsi à se prouver à elle-même qu'elle a récupéré l'intégralité de ses pouvoirs.

En d'autres termes, le sujet en vient à se saisir sous la forme d'une essence intemporelle, inaltérable, qui contemple sereinement, comme s'il s'agissait d'un autre absolu, son alter ego de chair et d'os en train de plonger dans l'abîme. Les divers récits rapportés plus haut utilisent tous, sans le savoir, le langage de la philosophie Sâmkhya. Ils posent d'un côté le Témoin, la monade spirituelle (purushà), en dernière analyse étrangère aux vicissitudes de ce monde, et, de l'autre, un fragment de nature soumis aux lois générales de la Nature (prakriti). L'expérience du dédoublement, dont nos auteurs font presque tous état, n'a en soi rien de pathologique. Elle ne fait que retrouver, en empruntant un raccourci dramatique, cette discrimination (yiveka) de l'Esprit et de la Nature à laquelle la philosophie Sâmkhya accède par d'autres voies, infiniment plus complexes et spéculatives. Mais le résultat, au moins pour un instant, est le même. C'est un état de désengagement absolu (kaivalyà), d'indifférence bienheureuse à tout ce qui peut encore vous advenir en ce bas monde, le trépas y compris. La métaphore du vol plané, qui revient d'une manière obsédante à travers la plupart des témoignages, exprime à merveille cette situation de transcendance.

On serait donc tenté de dire que les accidents de montagne - et les autres expériences du même type - réalisent « à chaud », sous la contrainte directe des circonstances, ce même dépouillement libérateur vers lequel convergent les voies spirituelles reconnues dans les grandes religions. Ce que certains obtiennent - et que beaucoup n'obtiennent pas ! - au terme de trente années d'ascèse et de méditation, d'autres y parviendraient, sans l'avoir cherché, en quelques secondes de chute dramatique. Avant d'entériner une conclusion aussi audacieuse nous devons cependant dire quelques mots des tentatives d'explication de ces mêmes phénomènes qui les ramènent à des mécanismes purement psychologiques et, en tout cas, leur refusent une quelconque valeur de révélation.

Les plus caractéristiques de ces schémas explicatifs sont, sans aucun doute, ceux proposés dans le cadre de la psychanalyse freudienne (7). Ils consistent à inclure les phénomènes paranormaux déclenchés par l'imminence de la mort dans le cadre général des « mécanismes de défense du moi ». Pour Freud, tout vivant est nécessairement soumis au « principe de plaisir », c'est-à-dire qu'il tend à abaisser au maximum le niveau de la tension interne (nerveuse et psychique) que représentent ses propres pulsions, aussi longtemps qu'elles n'ont pas trouvé d'exutoire. Normalement, cette recherche du plaisir (ou plus exactement cet évitement du déplaisir) passe par une action exercée sur le monde physique et social. Dans l'hypothèse cependant où toute action de ce genre s'avérerait impossible -et c'est bien le cas ici - la nécessité de satisfaire à tout prix le principe de plaisir imposerait une distorsion de la perception du monde extérieur, une transformation magique, hallucinatoire de celui-ci. On parle ainsi couramment de « déréalisation » : au moment le plus critique de sa chute l'alpiniste cesserait de percevoir le monde objectivement. Fuyant l'insoutenable réalité, il se réfugierait dans une sorte de rêve éveillé où apparaîtraient toutes sortes de fantasmes compensatoires, surgis des couches les plus infantiles et les plus narcissiques de son inconscient. Certains auteurs évoquent même la possibilité d'une régression jusqu'à l'expérience intra-utérine et croient pouvoir ainsi expliquer l'impres-sion de « flottement immobile » (schweben) dont il a déjà été question (8).

Sans vouloir examiner cette thèse dans toutes ses implications, nous nous contenterons de faire observer qu'elle n'est peut-être pas totalement incompatible avec la nôtre. En principe, certes, les deux types d'explications sont diamétralement opposés. Nous faisons du « sacrifice du moi » le pivot de l'expérience, le Sésame qui ouvre la porte de la réalité intérieure, alors que l'explication freudienne voit le moi sacrifier l'objectivité et se réfugier dans les purs fantasmes, à seule fin de préserver sa propre intégrité. Mais, en réalité, il n'est pas possible de s'en tenir à une opposition aussi tranchée. D'une part, en effet, l'auto-immolation accomplie en pensée au cours de la chute a quelque chose d'automatique et de forcé. Elle ne se produit que sous la pression des circonstances. Elle n'intervient pas au terme d'une longue et systématique purification du cœur et de l'esprit. On ne saurait donc l'assimiler à un authentique accès à la délivrance. La preuve en est qu'après le miracle d'un sauvetage intervenu in extremis le « vieil homme » reprend vite le dessus. Certes, de nombreux témoignages insistent sur les répercussions durables d'un tel choc : beaucoup sont devenus plus méditatifs, ont modifié leur échelle de valeurs et même leur conception de la mort. Mais il demeure que ce genre d'expérience, s'il comporte bien la révélation de la réalité intérieure, ne permet pas à lui seul d'entrer de plain-pied dans cette réalité.

D'autre part, nous ne devons pas nous laisser abuser par des expressions comme «déréalisation », « recours aux fantasmes », etc. L'explication freudienne admet bel et bien le caractère rigoureusement « invivable » de certaines situations et donc l'impossibilité de fait, pour le sujet, d'y faire face autrement que par une radicale introversion. Et seul le maintien de certaines préjugés objectivistes l'empêchent alors de donner à une telle conversion toute sa valeur, de sorte qu'elle s'obstine à la qualifier négativement comme« fuite », « évitement », «réaction de défense », etc. L'emploi de ces qualificatifs ne serait justifié que si une autre attitude (« lucide », « adulte », « responsable », etc.) était concevable face à l'expérience de la chute. Or, nous avons vu que c'est précisément la reconnaissance du caractère désespéré de la situation - aux antipodes de toute fuite dans des espoirs de sauvetage miraculeux -qui déclenche le processus dit de déréalisation. On aura d'ailleurs pu le constater, à travers la lecture de certains témoignages, que cette fameuse déréalisation ne se substitue pas nécessairement à l'évaluation froidement objective des circonstances de la chute (évaluation de la distance à parcourir, du point d'impact probable, etc.) mais qu'elle peut, au moins dans certains cas, se superposer à elle.

En guise de conclusion nous proposerons de voir dans cette expérience de la chute ne montagne une illustration particulièrement frappante des ambiguïtés liées à la notion même de renoncement (sannyâsa). Que représente-t-elle, en effet, sinon une forme « chirurgicale » de sannyâsa, un arrachement violent en lieu et place du lent et minutieux détachement dont la tradition hindoue s'est ingéniée à codifier les étapes ? Or cette même tradition n'a cessé de méditer sur les contradictions du sannyâsa. On le voit généralement comme une condition, nécessaire mais non suffisante, de la délivrance. Pourtant, il a toujours été reconnu qu'un renoncement sincère, total, parfait, serait déjà en lui-même l'atteinte de la délivrance. Si, en fait, il n'en est que le moyen cela tient à une certaine impureté qui s'attache à lui : rejet passionné des misères de l'existence sociale et désir non moins passionné de la délivrance envisagée confusément comme une sorte de paradis. D'où le paradoxe selon lequel la délivrance n'est atteinte que moyennant l'extinction du désir même de délivrance. Notre débat avec la thèse psychanalytique relative à la chute en montagne tourne autour de la même situation paradoxale. Cette thèse ne se montre sensible qu'à son aspect négatif de fuite devant une souffrance psychique insupportable. Elle se refuse donc à lui reconnaître une quelconque valeur de salut. Nous avons, au contraire, cherché à souligner le caractère extrême du dépouillement qu'elle entraîne et donc la dimension potentiellement religieuse qu'elle comporte. Mais la prise en compte de la thèse freudienne nous interdira d'aller trop loin dans cette direction en nous rappelant la présence du désir brut, inéduqué, à la racine même du détachement, d'apparence surhumaine, auquel l'expérience de la chute dorme lieu (9).

(1) Reinhold Messner, Grenzbereich Todeszone (« Zone mortelle ; Domaine-limite »), UUstein Bûcher. 1980.
(2) A. Heim, Noiizen iiber den Tod durch Absturz, Jahrbuch des Schweizer Alpenclubs 27, 1892. (Traduction anglaise partielle par R. Noyés et R. Kletti dans la revue américaine Oméga, vol. 3 (1), 1972 : « The Expérience of Dying from Palis ».
(3) Titre porté au XDCème siècle, dans les universités de langue allemande, par certains enseignants non titulaires, directement rémunérés par les étudiants.
(4) Ancienne pièce de monnaie allemande.
(5) Cette fermeture de toutes les issues dans le monde s'exprime symboliquement par le manteau de nuit dont plusieurs des survivants attestent qu'il a enveloppé leur chute.
(6) Notre interprétation se rapproche ici de la thèse bergsonienne classique selon laquelle la mémoire filtre les souvenirs et ne laisse passer que ceux d'entre eux qui sont directement utiles pour l'action présente. Or, précisément, la chute en montagne représente cette situation-limite où plus aucune action n'est envisageable. L'opération de filtrage devient alors sans objet.  D'où une double évolution possible. Tantôt l'hébétude, la stupeur complète (certains témoignages vont dans ce sens) ;  tantôt, au contraire, le déferlement chaotique des souvenirs, les écluses de la mémoire s'étant ouvertes toutes grandes.
(7) Voir, par exemple, l'article d'O. Pfister :
Schockdenken und Schockphanïasien bel hôchster Todesgefahr (Pensées et fantasmes dans l'état de choc déclenché par un extrême danger de mort), Zeitschrift fur Psychoanalyse XVI, 1930, p. 430-455, qui fait largement référence aux cas présentés par A. Heim.
(8) Chez d'autres auteurs encore ces schèmes se combinent avec diverses hypothèses neurophysiologiques (sécrétion d'endo-morphines, etc.) dont il n'est pas possible de faire état ici.
(9) Ces quelques pages n'ont pas la prétention de résoudre toutes les questions qui pourraient être soulevées à propos de la chute en montagne et des situations de danger extrêmes en général. On n'a même pas épuisé toute la substance des témoignages présentés ici. En particulier, la fin du récit de H. Rebitsch s'avère délicate à interpréter. Il serait certes tentant de voir dans ce récit (unique en son genre à notre connaissance) l'équivalent du « rappel des existences antérieures » dont parlent les anciens traités de Yoga. Mais les choses ne sont pas si simples. Les scènes évoquées ici ne s'enchaînent pas les unes aux autres et ne se présentent pas dans un ordre de succession univoque. Elles ne parlent pas non plus à l'imagination avec la même force. Alors que l'une semble renvoyer à un Moyen Age de convention (pages, hanaps, etc), la deuxième évoque une sorte d'archétype anhistorique ou proto-historique du laboureur et la troisième quelque chose comme les hordes d'Attila ou la cavalerie de Gengis-Khan. Fragments d'une biographie coextensive à l'histoire entière de l'humanité ou simples bribes d'un rêve éveillé induit par la chute ? Le texte est trop allusif et la notion même de « vie antérieure » trop enveloppée d'obscurité pour que nous puissions dès maintenant hasarder une réponse.


Texte paru dans la revue ETRE n°1 (1983) et publié avec son aimable autorisation
(Bulletin Iands 06, Décembre 89)



Actualité des mythes de la mort chez Platon et Plutarque
Jean-Louis SIEMONS, biophysicien, Dr es Sciences


        Les expériences de conscience faites dans des conditions de mort imminente (N.D.E., E.M.I., E.F.M. etc...) qui attirent aujourd'hui notre attention ont sans doute été connues dès la plus haute antiquité. En tout cas, les rescapés de la noyade avaient depuis longtemps évoqué la vision panoramique de leur vie au moment critique de l'immersion.
        Pour retrouver les témoignages du passé, on se tourne volontiers de nos jours vers  la tradition orientale, riche en descriptions précises des approches de la mort (particulièrement dans diverses Upanishad de l'Inde, qui semblent avoir inspiré bien des textes ultérieurs, jusqu'au Bardo Thödol). Cependant, sous ce rapport, notre fonds occidental est loin d'être négligeable, comme on peut s'en rendre compte simplement en retournant aux auteurs grecs, comme Platon et Plutarque.


Un récit remontant à 2360 ans environ


On trouve chez Platon plusieurs mythes de la mort, qui visent tous à édifier le lecteur en l'instruisant sur la nature de l'âme et son devenir posthume. S'agit-il de pures inventions de philosophe? Dans le Phédon, Socrate parle d'une "tradition" dont il s'est laissé convaincre; dans le Gorgias c'est un "beau récit" qu'on peut prendre" comme un conte", tandis que le Phèdre fait l'économie d'une longue dissertation en présentant une explication imagée de la situation de l'âme, sous la forme d'un attelage et d'un cocher soutenus par des ailes. Cependant le mythe d'Er est donné comme un vrai récit détaillé (un apologos) d'un brave tombé au combat qui a survécu à ses blessures . Ramassé parmi les morts, il finit par se réveiller le 12ème jour, sur le bûcher où l'on allait l'incinérer: son témoignage, sauvé de l'oubli, paraît assez important à Platon pour en faire la conclusion de tout son ouvrage.
Aurait-on là un authentique rapport de NDE répondant au scénario classique qu'on voit se dessiner dans les enquêtes modernes? Une analyse (nécessairement sommaire, dans le cadre limité de cet article) fait ressortir dans le récit certains traits   typiques   des   NDE, généralement surchargés d'éléments   purement   mythiques, introduits par Platon à des fins morales.
La description est très "réaliste": le vulgaire en sera frappé et le philosophe saura faire la part des choses. Ainsi, à peine sortie du corps, l'âme d'Er se met en chemin, avec beaucoup d'autres pour gagner un endroit merveilleux. En fait, les mots  (daimonios    topos) suggèrent un lieu divin, un environnement extraordinaire qui subjugue les sens par la beauté, l'éclat des couleurs, etc... en somme : un niveau d'expérience transcendante, rappelant d'un des stades des NDE. On découvre que cette accueillante prairie est aussi un carrefour de routes pour les âmes de défunts: elles y trouvent des juges qui vont les diriger vers leur séjour posthume, en fonction de  leurs  mérites.  Elles se présentent d'ailleurs au jugement dans toute  leur  nudité: la moindre de leurs oeuvres apparaît en pleine lumière, ce qui est aussi le cas dans la vision panoramique des mourants. Notons que les mots prairie, carrefour, juges,  se retrouvent dans certains rapports de NDE (2).
A ce point Er voit affluer les âmes qui ont épuisé leur cycle millénaire de récompenses célestes ou de punitions infernales et pendant sept jours, sur la prairie, c'est un grand meeting d'âmes qui se retrouvent et échangent les souvenirs de leurs expériences.

L'intention   moralisatrice  est évidente: on apprend que le mal sera puni dix fois outre-tombe, et le bien récompensé de même.
Puis on revient à ce qui pourrait évoquer certaines NDE : après un temps défini de repos, les âmes font mouvement pour atteindre un niveau supérieur d'expérience où se révèle... la structure de l'univers. Vision un peu fantastique d'un champ de forces, de lumière et de vibrations sonores, embrassant les sphères de étoiles fixes et des sept planètes sacrées qu'entraîne dans leur mouvement cyclique la main souveraine de la nécessité. Sorte de retour vers la matrice de l'Ame du monde, d'où sont issues les âmes humaines. Certains rescapés de la mort interrogés par le Dr Moody ont évoqué, pour leur part, une expérience d'omniscience (après la revue panoramique de leur existence)   qui   pourrait  se concevoir comme plausible à ce niveau exceptionnel de conscience, loin des contingences terrestres.
Bientôt, le mythe reprend ses droits : les âmes ont gagné ce lieu pour choisir leur future incarnation. Mais le récit est transparent; elles ne choisissent pas : leur décision est entièrement conditionnée par leurs dispositions et habitudes passées ce qui revient à dire avec les Orientaux,   que   la   nouvelle naissance est le fruit du karma de la vie antérieure.
Cependant, détail important, c'est dans cette sphère transcendante -originelle- que le programme idéal de l'existence à vivre est tracé avec certitude. Dès lors, le retour vers la terre va se précipiter. On quitte l'ambiance de l'harmonie cosmique   pour   gagner  un campement de transition. Ce n'est plus une prairie paisible et souriante, mais un vrai désert étouffant : la plaine du Léthé. Le confinement dans la prison terrestre du corps n'est pas loin. Ici, plus de communion entre les âmes ; elles tombent dans l'oubli de tout, et d'elles-mêmes, en buvant inconsidérément de l'eau du fleuve Amélès.
A ce point, Er retombe dans l'inconscience.    Sans savoir comment et par où il a rejoint son corps, il ouvre ses yeux de chair et se voit à l'aube étendu sur le bûcher.
On peut, bien sûr, faire l'hypothèse que Platon a construit son mythe de toutes pièces autour des thèmes qu'il entendait illustrer, dans le droit fil de la tradition orphique et pythagoricienne.  Mais  il est intéressant de noter dans le récit, en analogie avec les NDE, un mouvement évident de la conscience qui, après être "sortie du corps", s'élève par étapes, dans une atmosphère de paix, progressivement jusqu'à un niveau de connaissance non discursive, et parfois   quasi   illimitée   et universelle ("l'omniscience"), pour revenir (souvent assez vite) vers la grisaille de la terre, en passant dans certains cas par une phase d'inconscience préludant au réveil dans le corps physique.
On pourrait sans peine souligner les différences avec les NDE, mais ce serait oublier le langage symbolique et les exigences du mythe : l'auteur grec ne se soucie pas d'établir des faits scientifiques mais de frapper son public par des mots et des images puissantes afin de l'amener à changer de vie et conformer sa conduite à une éthique supérieure.
Cette préoccupation de moraliste est aussi celle de Plutarque de Chéronée, mais, chez ce platonicien tardif, l'information évoquant les NDE apparaît beaucoup plus clairement dans ses mythes eschatologiques.


Initiés et fripons au seuil de la mort


Les Oeuvres  Morales  de Plutarque proposent trois mythes, où les idées de Platon restent sensibles.

Ecartons d'abord le récit rapporté par Sylla dans le De fade (3), malgré son intérêt pour établir un modèle explicatif de la vie posthume  (4).  Il  s'agit  de l'enseignement d'un mystérieux "étranger" (initié à toutes sortes de mystères et découvreur de manuscrits secrets) qui ne renvoie à aucun vécu expérimental. Par contre, avec le mythe de Timarque du De genio, il semble bien qu'on ait affaire à une sorte de voyage initiatique vers l'au-delà. On a d'ailleurs évoqué à ce sujet un genre de chamanisme grec.
C'est l'histoire d'un jeune élève de Socrate, très porté à la philosophie, qui décide de consulter l'oracle de Trophonios, en Béotie,  pour apprendre la nature du daimon de son maître. Timarque se soumet d'abord   à   une  préparation rigoureuse (comprenant, selon Pausanias, sacrifice d'un bélier noir, rites cathartiques, bain rituel, onction d'huile...) puis c'est la catabase, ou descente, dans l'antre souterrain de Trophonios. pour y subir l'incubation sacrée. Etendu dans l'obscur caveau, le jeune-homme perd bientôt tout sentiment de lui-même et subit un genre de "décorporation": il ressent un choc à la tête accompagné d'un grand bruit et, par les sutures ouvertes de son crâne, son âme d'échapper...
Libérée du corps, l'âme s'éloigne et semble se déployer comme un voile. La description de l'expérience rappelle les NDE : sensation agréable de dilatation, de communion avec un espace limpide et pur, puis contemplation  de  spectacles lumineux et colorés. Commence alors une série de révélations sur l'ordre de l'univers où se perçoit la musique des sphères. Comme dans certaines NDE, le dialogue s'établit avec une présence invisible dont Timarque n'entend que la voix. Ici encore, le sujet reçoit aussitôt la réponse à toutes les questions pressantes (bien que, dans ce cas, la compétence de l'initiateur ne s'étende pas aux régions d'en haut). La vision cosmique très complexe (qui fait songer au mythe d'Er) permet aussi  de  saisir  les mouvements variés des âmes dans leur devenir. Elle met en évidence le caractère triple de l'homme: corps (sôma), âme (psychè) mêlée à la chair et aux passions, et l'élément spirituel (nous) inaccessible à la corruption que Plutarque appelle ici daimon.
C'est l'occasion pour nous de découvrir une claire allusion aux "expériences de décorporation" (OOBE, "voyage astral" etc...) avec l'explication donnée par l'initiateur, à propos d'un certain Hermotime de Clazomène "dont l'âme se séparait complètement de son corps, de nuit comme de jour, voyageait en maints endroits et y rentrait ensuite, après avoir été témoin d'une  foule  d'entretiens  et d'événements dans des pays lointains". Cette explication est corrigée par une voix mystérieuse:
"en réalité, son âme ne quittait pas le corps mais, obéissant toujours à son daimon (Hermotine était un homme pur et inspiré) et relâchant le lien qui l'attachait à elle, elle lui permettait de circuler et d'aller et venir à sa guise, de sorte que le daimon pouvait voir et entendre une foule de choses du monde extérieur et venir les lui rapporter". (6)
L'expérience se termine par une sorte de prophétie concernant le sujet (ce qui s'observe aussi dans certaines NDE).
Enfin, renvoyé vers la terre, Timarque ressent une violente douleur crânienne (compression évoquant peut-être une sorte d'accouchement),  perd  toute conscience et... finit par revenir à lui là où il s'était étendu, deux nuits et un jour auparavant, il regagne le monde des vivants "la figure rayonnante",   riche  de  son expérience comme les rescapés de la mort (ou peut-être les initiés de jadis).


Le mythe du De sera (7) met en scène un personnage bien moins sympathique. Thespésios de Soles était un viveur sans scrupules, ne reculant devant aucune machination pour obtenir jouissance et gain. Il fut sauvé par une providentielle NDE.
"Tombé de haut sur la nuque, il ne se fit pas de blessure mais sous le choc passa pour mort. Or, deux jours plus tard, au moment-même où l'on allait l'ensevelir, il revint à la vie. Rapidement ranimé et rétabli, il effectua un revirement incroyable dans son mode de vie."
Si on fait la part des éléments moralisants, généralement absents des récits de NDE (8) (précisions minutieuses sur la justice divine s'emparant   des   criminels, "spectacles atroces et lamentables" de supplices infligés, etc...) ainsi que des descriptions détaillées sur la nature et la qualité des âmes, reconnaissables à la luminosité et aux couleurs de leur aura (thème classique dans les ouvrages modernes d'ésotérisme), le récit de Thespésios  révèle  certaines constantes des NDE.
Sous le choc, le sujet se sent précipité hors de son corps (comme un pilote arraché à son bateau) puis, se ressaisissant, tout son être se met à respirer librement, il débouche sur un monde différent, qu'il embrasse du regard "comme avec un oeil unique": un univers merveilleusement coloré, vibrant d'énergie. Dans cette lumière, et porté par elle, on se meut en tous sens, "avec aisance et rapidité". Puis c'est la rencontre avec   un   parent   décédé antérieurement, qui va servir de guide éclairé pendant toute l'exploration du monde invisible, à ses multiples niveaux. Thespésios apprend que son heure n'est pas venue: il a été donné à sa conscience d'avoir un aperçu de ce qui l'attend dans l'au-delà, mais le reste de son être (l'âme passible) est restée dans son corps "comme une ancre". D'ailleurs, comme dans le mythe de Timarque, une prophétie lui révèle la date exacte de son trépas.
L'expérience    se    termine "classiquement": le sujet se sent aspiré par le souffle irrésistible d'un siphon ce qui rappelle "le tunnel noir"des rescapés de la mort réintégrant la vie  physique. Retombé dans le corps, le "défunt" ouvre les yeux, à la stupeur des témoins qui le conduisent au tombeau.
Dernier élément commun  à l'expérience de mort imminente: la transformation ontologique du sujet qui change complètement son optique de la vie, sorte de profonde conversion dont les effets se ressentent dans le comportement journalier. 


Une histoire très "moderne"


C'est encore chez Plutarque (9) que l'on découvre le récit d'une bien étrange expérience, vécue par un certain Antyllos et rapportée à l'auteur par des familiers. En bref:
Gravement malade, et bientôt condamné par les médecins, l'homme tombe dans une sorte de coma léthargique (kataphora). Finalement, il en réchappe et déclare en pleine conscience qu'il était mort (au moins en apparence) mais que, son heure n'ayant pas encore sonné, on l'avait relâché. Détail mystérieux: "ceux qui étaient venus le chercher s'étaient fait réprimander par leur maître, pour l'avoir amené à la place de ... Nicandre."
Or, il existe bien un Nicandre, cordonnier de son état. Apprenant la chose, ses amis ironisent sur celui qui a ainsi "trompé les officiers de l'autre monde". Nicandre prend mal ces sarcasmes et ... meurt deux jours après d'une fièvre maligne, tandis que le rescapé Antyllos recouvre la santé.
Cette histoire "vécue" passerait pour une pure fiction de Plutarque si on ne trouvait sa réplique exacte dans des récits de NDE recueillis en Inde, de nos jours, par une équipe de   scientifiques   (dont   lan Stevenson).

Dans un article d'une revue américaine, The Journal of Nervous and Mental Desease (10), on peut lire l'expérience d'un certain Vasudev Pendey qui, à l'âge d'environ 10 ans, fut frappé d'une sorte de paratyphoïde, et n'échappa à la crémation que parce que son "cadavre" sembla,   au  dernier moment, donner quelques signes de vie. Transporté à l'hôpital en réanimation, il sortit de son inconscience au bout de trois jours pour raconter finalement comment il avait échappé au décès.
"Deux personnes me saisirent et m'emmenèrent.   Après   avoir parcouru quelque distance, je me sentis fatigué: ils se mirent à me traîner. Je me trouvai alors devant un homme qui siégeait, un homme tout noir, à l'air terrible. Il n'avait aucun vêtement (était-ce l'un des juges nus du Gorgias, de Platon ?). Il dit, avec une expression de rage (aux gardes qui avaient conduit le sujet): "Je vous avais dit d'amener Vadusev, le jardinier. Notre jardin meurt de sécheresse! C'est Vadisev, l'écolier, que vous me présentez!"
"Quand je repris conscience, Vadusev le jardinier se tenait devant moi (probablement dans la foule d'amis et de serviteurs qui s'était réunie autour du lit de celui qu'on avait cru mort). Il était frais et gaillard. Les gens se mirent à le taquiner: "Maintenant, c'est ton tour". La nuit suivante, il sembla dormir d'un bon sommeil, mais le lendemain matin il était mort."
Ce genre de récit n'est cependant pas isolé. Dans l'article cité, on retrouve plusieurs fois le thème de l'erreur   policière   qui   fait comparaître trop tôt le sujet devant l'inquiétant commissaire (ici, Yamaraj, le juge des morts dans l'hindouisme). L'erreur sur les noms n'est pas non plus unique: elle se reproduit par exemple dans le cas décrit (p. 167) de Chhajju Bania, "confondu" avec un autre (Chhajju Kumbar), destiné à mourir pour de vrai.
L'interprétation du sens de ces divers récits n'est pas ici notre sujet. Mais d'après le contenu comparé des expériences relatées, il ne semble pas téméraire de conclure que les témoignages de NDE étaient déjà bien connus des Anciens. Au moins, l'histoire d'Antyllos ne date pas d'hier: plus de dix-huit siècles!

(1)   Livre   X   (614b-621b). traduction E. Chambry, Paris, Les Belles Lettres, 1948.
(2) Voir par exemple : Dr Rawling, Au-delà des portes de la mort, Paris. Pygmalion, 1979.
(3) Plutarch's Moralia, vol.XII (941-945), trad. H. Cherniss et W.HeImbold. Harward, Londres. Loeb Classical Library, 1968.
(4) Voir à ce sujet Mourir pour renaître (Paris, Albin Michel, 1987). J'ai également évoqué ce mythe dans un ouvrage précédent (Revivre     nos     vies antérieures, Albin Michel, 1984-5).
(5)   Plutarque,   Oeuvres Morales, tome VIII (589f-592e), trad. Jean Hani. Paris, Les Belles Lettres, 1980.
(6) Cette précision a peut-être son importance pour ceux qui se préoccupent des théories en matière d'OOBE.
(7) Plutarque, Oeuvres Morales, tome VU (563d-568a), trad. R. Klaerret Y. Vernières, Paris, Les Belles Lettres, 1974.
(8) Sauf si l'on tient compte d'édifiantes vision d'enfer où se tordent les damnés (rapportées par le Dr Rawlings), les récits de NDE décrivent   d'ordinaire   des expériences   essentiellement individuelles, où les tierces personnes (généralement connues) interviennent   surtout   pour accueillir avec amour, ou guider le sujet.
A signaler toutefois quelques rencontres avec des "esprits égarés" ou "hébétés", observés au passage par les témoins transitant du plan physique vers le monde supérieur de la grande lumière. Voir R. Moody, Lumières nouvelles sur la vie après la vie, pp.54-59 (paris, Laffont, 1978).
(9) Voir: Yvonne Vernières, Symboles et mythes dans la pensée de Plutarque (p.320), Paris, Les Belles Lettres, 1977.
(10) Vol.174, n°3, pp.165-170 (1980). Article  "Near Death Experiences in India a preliminary Report", de Satwant Pasricha et lan Stevenson.

(Bulletin Iands 2, Septembre 88)