UNE NDE D'ENFER!
Dr J.P. Jourdan
Mode d'emploi: prenez une EMI/NDE "normale", renversez tout ce
qui peut l'être, secouez bien, et...
Ca s'est passé il y a quelques mois. J'étais rentré
à l'hôpital pour une intervention bénigne,
(on devait m'opérer pour une hypertrichose palmaire bilatérale
idiopathique familiale récidivante)*, mais l'opération
ne s'est pas déroulée comme prévu. Le docteur
dit que je n'ai pas bien supporté l'anesthésie,
et que les deux whiskies que j'ai bu pour me donner du courage
avant d'entrer au bloc y sont peut-être pour quelque chose.
Toujours est-il que soudain je me suis retrouvé parfaitement
conscient, apparemment hors de mon corps et sous la table d'opération.
Incroyable ! Je sais bien qu'en général les gens
à qui ça arrive se retrouvent collés au plafond,
mais moi je me souviens très bien que je flottais à
quelques centimètres du plancher, d'où je pouvais
voir tout ce qui se passait dans la salle d'opération :
le chirurgien faisait du genou à l'infirmière instrumentiste,
tout en invectivant l'anesthésiste :
- Tu vois pas qu'il nous fait un arrêt cardiaque, fais
quelque chose !
- Ca va, y'a pas le feu, je m'en occupe..
Tout en me faisant un massage cardiaque, l'anesthésiste
essayait de démêler du pied les tuyaux de perfusion
et les fils de l'ECG qui s'étaient emmêlés,
tentant d'extraire de la pelote les fils de ce qui devait être
le défibrillateur cardiaque.
Je commençais à me sentir en colère de voir
ces deux zouaves se disputer au lieu de me réanimer quand
il me vint à l'idée de profiter de la situation
- et de mon point de vue privilégié - pour rapporter
une preuve objective de mon expérience, par exemple la
couleur des dessous des infirmières, dont l'une d'ailleurs
n'arrêtait pas de me donner des claques.
Je n'eus pas le temps de mettre mon plan à exécution,
car soudain le sol sembla s'ouvrir sous moi. Je fus aspiré
par une sorte de puits dans lequel je tombai de plus en plus vite,
devinant au fond une lueur rougeoyante qui m'attirait inexorablement.
Je passai devant des êtres plus ou moins grisâtres
qui émettaient des étincelles et m'encourageaient
en ricanant, allant même jusqu'à me pousser pour
accélérer ma descente.
La lumière et la chaleur se faisaient de plus en plus fortes,
il en émanait des sentiments de haine et de colère
qui, curieusement, me donnaient envie de me fondre dans les flammes
que je commençais à apercevoir. Simultanément,
je percevais une musique entraînante, qu'on pourrait comparer
à du hard rock mâtiné de marche bavaroise,
le tout joué à l'accordéon...
Comme j'approchais la lumière rouge, un coup de sifflet
strident me vrilla les tympans (c'est une image, bien sûr,
car je n'avais pas vraiment d'oreilles, ni de tympans). Un être
sombre, surmonté d'un képi et émettant encore
plus d'étincelles que les autres, m'apostropha:
- Hep vous là bas, où allez vous ?
Je n'avais bien entendu pas de corps physique, mais aujourd'hui
encore j'ai l'impression qu'il m'a attrapé par l'oreille
et légèrement soulevé.
Il sortit un calepin des plis de son habit, et, comprenant mon
interrogation muette, y répondit :
- Une contredanse? Ah non, erreur, mon gaillard !
Un rictus éclaira son visage, et, émettant un ricanement,
il continua :
-Non, ce carnet, c'est toute ta vie ! Voyons voir... Hé
hé, intéressant ça !
Alors, vous n'allez pas me croire... Me tenant toujours
par l'oreille, il me fit revoir ma vie, de A jusqu'à Z
!
Il faut vous dire que j'ai toujours essayé d'être
quelqu'un de bien et de juste, d'aider les autres même si
je n'en ai jamais été récompensé.
Mais alors là, croyez moi, en me revoyant agir, j'ai compris
beaucoup de choses. L'être ne faisait aucun commentaire,
juste un léger ricanement de temps en temps, mais j'avais
honte, un sentiment croissant de culpabilité m'envahissait
au fur et à mesure que je réalisais combien je m'étais
trompé.
Un exemple? J'ai revécu une scène de mon enfance
où j'avais accepté, en ne le dénonçant
pas, d'être puni à la place d'un autre... Je me souviens
encore de son sourire bête et méchant, mais là
j'ai aussi "entendu" ses pensées :
- Il est trop gentil, celui-là, faudra que je me rappelle
d'en profiter !
Les pensées du maître d'école qui venait de
me punir étaient aussi transparentes :
- Je sais bien qui a fait le coup, mais ça t'apprendra
que la vie est injuste !
J'ai tout revu, même des scènes apparemment anodines,
par exemple quand un jour, je laissai ma place dans une queue
à une grand-mère souffreteuse. Eh bien j'ai revécu
la scène, à la fois de mon point de vue et du sien,
c'est à dire - ça fait une drôle d'impression
- que j'étais moi, et en même temps j'étais
aussi la grand-mère, et j'ai/elle a pensé:
- Héhé, ça marche à tous les coups
!... Vas-y Germaine, marche-lui sur les pieds !
Puis tout disparut quand l'être sombre referma le carnet.
Comme je lui échappais pour me jeter dans les flammes,
il me rattrapa à nouveau, et me fit comprendre qu'il était
temps de me ressaisir, et que j'avais droit à une nouvelle
chance pour enfin faire quelque chose de ma vie.
Alors - vous ne me croirez pas ! - j'ai ressenti comme un énorme
coup de pied au c… et j'ai eu l'impression d'être
comme un ballon de foot qui monte au dessus du stade. J'ai traversé
le plancher et la table d'opération, et je suis rentré
dans mon corps, je ne vous dis pas par quel orifice…
Puis je me suis réveillé, au moment où le
chirurgien disait :
- Ouf, ça y est, il revient...
Et je me rappelle avoir poliment demandé à l'infirmière
d'arrêter de me pincer et de me donner des claques.
Le lendemain, j'ai voulu raconter au docteur ce qui m'était
arrivé. Il m'a écouté distraitement, marmonnant
vaguement quelque chose à propos du psychiatre de garde.
Je n'ai pas insisté.
Bien sûr, vous voulez savoir si cette expérience
a eu des répercussions sur ma vie…?
Ah, c'est vrai qu'au début j'ai eu des difficultés...
Ma vie a changé, je ne suis plus le même et plus
rien n'est pareil qu'avant. Ma femme, par exemple, ne me reconnaissait
plus. J'ai fini par la laisser avec les enfants et sa Croix Rouge
où elle était toujours fourrée, et je suis
parti avec ma nouvelle secrétaire.
J'ai aussi laissé tomber les réunions d'Amnesty
International et les permanences aux Restos du Coeur. D'ailleurs,
ça servait à quoi? Je ne crois plus à ces
histoires de torture et d'emprisonnements, de toute façon
ça n'arrive qu'aux faibles qui n'ont pas su se défendre,
alors... Et c'est pareil pour tous ces trucs de charité!
Pendant longtemps j'ai pensé que nous étions tous
solidaires, je débordais de pitié et j'ai gaspillé
tout mon temps et mon fric pour des gens qui ne le méritaient
pas. Ils n'ont qu'à travailler, comme moi! Depuis mon expérience,
j'ai compris que la vie, c'est chacun pour soi, et que le seul
moyen de ne pas se faire manger est d'être le plus fort.
J'ai aussi changé de métier. J'étais psychologue
d'entreprise, vous vous rendez compte, toute la journée
à écouter les plaintes de ces assistés, c'est
pas croyable comme les gens peuvent être faibles et incapables
de s'en sortir par eux-mêmes.
Et maintenant ?…
Ah, là vous allez rire ! Je suis directeur des ressources
humaines dans une compagnie pétrolière, et les pleurnichards
inefficaces, maintenant, je les vire ! Du coup je fais gagner
du fric à ma boite et à ses actionnaires, et ils
me le rendent bien. Ca, c'est de la solidarité !
Et sur le plan religieux, dites vous ? Aah, auparavant, j'imaginais
un dieu de bonté et d'amour, comprenant et pardonnant tout.
Maintenant je sais qu'il n'est pas du genre à s'apitoyer,
et qu'il nous a créés à son image, pour que
les plus forts survivent. D'ailleurs je suis assez haut placé
dans la hiérarchie d'une secte intégriste, notre
stratégie, c'est le péché et la culpabilité…
Ca fait trembler les faibles, plus besoin de gendarmes, ils filent
droit tous seuls !
Peur de la mort
?… Oui, je me suis posé la question, mais depuis
cette histoire, tout ça c'est fini ! Par exemple, je sais
que je n'aurai plus jamais froid, mais je ne suis pas pressé…
Non, pas pressé du tout.