LA MORT TRANSFIGURÉE

Recherches sur les expériences vécues aux approches de la mort (NDE)

PRÉFACE

La NDE et la recherche :

Les nécessaires ruptures de pensée et de comportement.

Edgar MORIN

Interview : Évelyne-Sarah Mercier

D'un commun accord avec Edgar Morin, cette préface a été faite sous forme d'entretien.


 
 

Le double, le mythe et la mort : une expérience fondamentale de soi

- Évelyne-Sarah MERCIER 1 : Dans votre livre L'Homme et la Mort 2, vous dites des doubles que ce sont " des projections, des aliénations de l'esprit des vivants ". Pourtant, dans la NDE, à l'occasion de la décorporation, des observations effectives et vérifiables sont faites, vraisemblablement à partir de positions éloignées du corps physique inanimé. La position anthropologique classique serait d'expliquer ces phénomènes comme la manifestation de croyances archaïques inscrites profondément en nous. Ne pourrait-on envisager, au contraire, que ces croyances soient la transposition d'expériences humaines réelles

Edgar MORIN : On pourrait reformuler votre question de la façon suivante : les expériences de mort imminente ne font-elles qu'exprimer la réalité propre du mythe, ou bien certains mythes jouissant d'universalité traduisent-ils une certaine réalité ? La position classique est de dire que les mythes ne font que traduire des projections, des fantasmes, des aspirations, etc. et que dans le fond ils traduisent une expérience profonde, mais uniquement de l'imaginaire ou de l'esprit, alors que l'autre position suppose qu'en réalité, ces thèmes imaginaires et ces thèmes mythologiques traduisent quelque chose d'autre qui excède l'expérience empirique normale. C'est bien évidemment une question indécidable dans sa globalité. Les deux points de vue peuvent se défendre simultanément. A partir du moment où l'on met un point d'interrogation, il y a ouverture.

Je ne crois pas, d'ailleurs, qu'on puisse aller jusqu'à admettre la réalité ontologique de ce double, ni que l'on doive rester strictement sur une conception fantasmatique. Parce qu'il s'agit d'une conception en boucle : l'être humain ne peut s'accomplir lui-même qu'à condition de passer par sa propre objectivation, laquelle se fait dans le « moi ». Dans notre enfance et dans beaucoup de sociétés, l'identité du moi, complémentaire de l'idée du je, passe par l'expérience de ce double extérieur et pourtant lié à soi, véritable ego alter. L'expérience du double est une expérience de vie, et le double, spectre corporel, devient l'un des mythes fondateurs de l'autre vie, après la mort,

On ne peut pas, par conséquent, concevoir une anthropogenèse qui ferait l'économie du double, ni qui ferait de ce double une simple vapeur, un simple fantasme. D'ailleurs, je pense comme beaucoup d'autres que le mythologique n'est pas une « superstructure », et que même le concept de superstructure n'a pas de sens en anthropologie, à partir du moment où l'on a une conception en boucle, où le produit devient producteur de ce qui le produit. Une société, par exemple, ne peut s'accomplir en tant que société que si elle a son propre mythe fondateur. Ancêtre commun dans les sociétés archaïques, il pourrait être pour nous celui de la nation ou de la patrie.

A partir du moment où l'on pense que le mythologique fait partie de la vie, à partir du moment où, comme je le dis dans mon dernier livre 3, les idées ont une réalité objective, ce ne sont pas seulement des outils et des fantasmes. Les idées vivent dans une noosphère, elles nous possèdent autant et plus que nous les possédons. Je pense que les doubles, et les esprits plus généralement, ont effectivement une existence très forte, à partir du moment où l'on y croit. La question est de savoir si cette existence cesse à la mort ou si elle continue après la mort. Je pense qu'elle peut continuer, mais non indépendamment de notre croyance en elle. Si l'humanité meurt, les doubles meurent.

La décorporation et le double sont un des thèmes mythiques fondamentaux. Il n'est donc pas surprenant, mais intéressant, qu'ils soient présents dans la NDE. L'Homme et la Mort est un livre que j'ai écrit en 1949-1950, mais le thème du double est un thème qui m'a beaucoup travaillé par la suite. J'ai d'abord pensé que le thème du double correspondait à une expérience fondamentale de soi. C'est-à-dire que la première conscience de soi, celle du sujet par lui-même, se fait à travers la vision de cet autre soi-même, ce spectre corporel, dont on trouve des traces dans l'ombre, le reflet, dans le rêve... Cette expérience de soi correspond aussi à un stade anthropologique - le stade du miroir dont partait Lacan. C'est donc parce que cette expérience est liée à une expérience profonde de la vie que l'idée d'un double se libérant après la mort, quittant le cadavre en décomposition et continuant à vivre sa vie propre, se retrouve à la fois dans toutes les croyances archaïques et dans certaines croyances contemporaines.

Plutôt que d'exprimer la réalisation concrète de ce que nous avons vécu sur le plan du mythe, pourquoi l'imminence de la mort ne donnerait-elle pas vie ultime à cette mythologie profonde que nous avons en nous ? La question est ouverte. D'autant qu'il y a des interprétations bio-électrico-physiques se proposant d'expliquer la grande lumière et les autres phénomènes (qui sont peut-être syncrétiques) à travers les modifications subies par le cerveau. Tous ces processus de la pré-mort subiraient en quelque sorte une ultime mise en ordre, mythologique.

Dans nies propres souvenirs d'enfance, j'ai été très frappé par le fait que je me voyais comme si j'étais placé à un endroit extérieur de moi-même. Notamment en ce qui concerne mes premiers pas, à Aix-les-Bains, dans le couloir d'un appartement que mes parents avaient loué : je me vois toujours de façon extérieure. Je me suis demandé si cette vision n'avait pas été consolidée par le récit de mes parents, mais, dans le rêve, on se voit aussi soi-même de l'extérieur. L'interprétation que j'en donne, c'est que nous construisons notre représentation, le plus souvent en nous situant (pour la vue) là où sont nos yeux. Mais en réalité, la perception est une véritable reconstruction à partir de stimuli (les messages reçus par les yeux) et il est possible que le point focal d'où nous regardons les choses ne soit pas exactement le point où se situent nos yeux. Notre esprit pourrait donc se balader en divers endroits, en dehors de notre corps.

Dans ce sens, nous nous distançons de nous-mêmes, tout en demeurant nous-mêmes. C'est aussi une expérience de double. Donc, on peut comprendre que l'on se dédouble soi-même dans l'agonie ou l'imminence de la mort.

Peut-on pour autant en rester là ?

Le postulat philosophique sur lequel je me fonde a déjà été dit maintes et maintes fois, notamment par Shakespeare : " Il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre que dans toute la philosophie. " Je crois donc que le tissu profond de l'univers possède une part d'énigme et de mystère fort et je dirais même que c'est de ce point de vue-là que je doute de la simplification d'un au-delà fonctionnant tout seul avec une nouvelle vie, etc.

Une autre idée centrale fait aussi que je me refuse à croire à un au-delà qui apporterait la solution au problème de l'en deçà. Il s'agit du deuxième principe de la thermodynamique, qui ne touche pas que les systèmes strictement physiques. Coexistent en toute chose, selon moi, non seulement une tendance an désordre, à la décomposition... mais aussi une contre-tendance à la régénération, au recommencement... C'est de cette dialogique qu'est issu notre monde. Une catastrophe thermique (i.e. une agitation folle, du désordre) a provoqué des interactions, des rencontres d'où sont nés les particules, les astres, les atomes, les moléculesÉ et finalement l'humanité. Autrement dit, cette part de désordre irrécupérable est dans le monde, et ce monde imparfait ne peut se développer qu'à partir de cette imperfection. Il ne peut aller vers une perfection.

Pour mieux expliciter encore ma position, je prendrai deux mythes, dans la mesure où les mythes peuvent traduire très profondément des réalités. Le premier est le mythe de la naissance du monde selon Origène : au début Dieu était entouré du concert des anges, plongé dans la béatitude la plus totale, et c'est parce qu'un ange a eu un petit instant de distraction que tout s'est disloqué. C'est aussi un peu le mythe de la cabale, qui reprend une idée gnostique : il y avait l'infini absolument parfait et pour que ce monde naisse, il a fallu un retrait de cet infini. Il a fallu une première rupture. Il fallait que l'imperfection arrive, pour que de cette décadence, de cette chute surgisse le monde de l'émanation, le monde de la création, qu'enfin notre monde matériel advienne. Et c'est dans cette chute, justement, qu'a pu s'opérer le mouvement vers la rédemption.

Je crois que, dans d'autres mythologies, on trouve assez profondément cet élément incontrôlé de l'origine du monde qui tend peu à peu à se discipliner et à s'organiser. Chaos précède cosmos. J'ajoute que chaos demeure à la base de cosmos. C'est chaosmos. Aussi, l'imperfection du monde m'empêche de croire à quelque chose qui puisse échapper à la mort,
 
 

Autres dimensions : autonomie et dépendance

- E.-S. M. : Une analyse « systémique » du changement des expérienceurs après leur NDE montrerait un passage en « méta », c'est-à-dire l'émergence d'un niveau d'être plus complexe. La progression vers des plans plus organisés, plus riches, plus autonomes, peut donc se concevoir. Jusqu'à quel point est-il possible de repousser l'émergence et, par conséquent, l'autonomisation de certaines instances ? Ou encore, que pensez-vous de la réalité ontologique de dimensions échappant à notre espace-temps, telles que le monde de la fréquence de Karl Pribram, l'univers tachyonnique de Régis et Brigitte Dutheil, l'imaginal d'Henri Corbin... ?

- Edgar MORIN : Le problème de la réalité de l'espace et du temps est certes à nouveau posé. Je crois qu'il y a quelque chose en deçà ou au-delà de l'espace-temps. L'expérience d'Alain Aspect a confirmé qu'il pouvait y avoir des influences (pour ne pas dire communication) à des vitesses infinies, au-delà de la vitesse de la lumière.

Peut-on pour autant imaginer, après la mort, l'existence séparée dans un monde sans espace et sans temps ? A mon avis, c'est impossible, car il n'y a pas d'existence séparée là où il n'y a pas d'espace ni de temps.

C'est en naissant que le monde physique a fait naître l'espace et le temps qui nous permettent de distinguer et séparer les choses. Là où il n'y a ni espace, ni temps, il n'y a ni séparation ni distinction. C'est donc le vide, ou le plein (ils sont le même). S'il y a un en-deçà ou un au-delà de l'espace-temps, c'est quelque chose où il n'y aurait ni distinction ni séparation, donc pas d'existence séparée. Nous serions beaucoup plus près de quelque chose ressemblant au nirvana bouddhiste, à un anéantissement dans le tout, c'est-à-dire aussi le rien, que d'un monde où il y aurait une autre vie.

En ce qui concerne le problème de l'autonomie, j'ai fait une théorie de l'autonomie-dépendance : dans le monde physique, tout être autonome tout système autonome est un système qui travaille. Dégradant donc de l'énergie, il doit se recharger en énergie. Plus généralement, un être autonome n'a pas seulement besoin d'énergie extérieure, mais aussi d'organisation extérieure. Autrement dit, toute autonomie est dépendante.

Il en va ainsi pour notre autonomie spirituelle qui est extrêmement dépendante de notre langage, de la culture, de savoirs, etc. Je n'arrive pas à concevoir comment l'autonomie pourrait échapper à une dépendance. On peut imaginer des autonomies supérieures, plus complexes, mais ne pas les voir cesser de dépendre de leurs conditions de formation. En transposant cette idée, je ne vois pas un système ne pas dépendre de son écosystème. Nous sommes des êtres humains, nous avons un écosystème, culturel et social, lequel a son écosystème, la terre, laquelle a son écosystème qui est le système solaire, etc. La question qui reste est de savoir si le cosmos a un écosystème, Cela repose la question : peut-on concevoir notre monde sans quelque chose qui lui soit nécessaire bien qu'invisible, qu'on pourrait appeler néant, vide, infini ou absolu ?

J'adhère tout à fait à ce type d'interrogation sur la conscience et l'esprit. Mais notre science est loin d'être achevée. Non seulement il est évident qu'il y aura toujours de nouvelles découvertes, mais l'infrastructure conceptuelle de notre science n'en est probablement encore qu'à un stade primitif De nouvelles dimensions nous apparaîtront. La dimension de l'électromagnétisme ne nous est apparue qu'au siècle dernier et la gravitation n'a pu être conçue qu'avec Newton. Qui nous dit que nous ne découvrirons pas bientôt de nouvelles dimensions qui nous permettront de complexifier encore notre univers ? Je pense qu'effectivement la complexité du cerveau - et par conséquent de l'esprit, puisque les deux sont liés - est aujourd'hui un défi à tous les modes d'explication que nous pouvons avoir.
 
 

Anthropologiquement, nous sommes perdus

- E.-S. M. : Cette hypercomplexité du cerveau et de l'esprit pose une question épistémologique de fond, lorsque l'on aborde la réflexion métaphysique impliquée par les NDE. Si, comme le font les expérienceurs, on postule la survivance de quelque chose après notre existence « terrestre », comment arriver à concevoir, en tant qu'être humain, ce qui nous suivra ? Cet au-delà de la mort ou de nous-mêmes serait, d'après leurs dires, et dans une logique d'évolution, d'un niveau plus complexe. Pouvons-nous espérer, avec nos outils conceptuels, comprendre cet au-delà (i.e. ces dimensions supérieures), ou devons-nous renoncer à saisir ce passage en « méta » ?

- Edgar MORIN : Depuis le Théorème de Gödel, on sait qu'un système arrive à des incomplétudes dont ont ne peut sortir que par un méta-système qui nécessite un métalangage portant sur le langage de ce système. Ce méta-système résout les insuffisances du système, mais crée lui-même de nouvelles insuffisances, appelant un méta-métasystème, dans un processus sans fin. Or, on voit très bien qu'on ne peut pas continuer à l'infini. Nous-mêmes, en tant qu'êtres humains, avons un langage. Nous pouvons avoir un métalangage sur ce langage : le langage de la grammaire, de la syntaxe, de la linguistique structurale, de la logique, etc. Mais ont peut difficilement faire un méta-métalangage, et on ne peut aller au-delà.

Par ailleurs, on s'est rendu compte que nombre de ces métalangages, qui acquièrent de la rigueur et du contrôle logique par rapport au langage ordinaire, perdent la richesse de ce langage ordinaire. Le langage ordinaire détient des possibilités de complexité et d'ambiguïté que perdent les langages formalisés. Notre langage ordinaire est finalement le plus riche et c'est bien celui dont usent les poètes, les écrivains, les essayistes.

Autrement dit, nous ne pouvons qu'élaborer des méta-points de vue à partir de notre langage et dialoguer avec ce langage. C'est pour cela que j'en viens de plus en plus à l'idée de méta-points de vue, plutôt que de métasystèmes. Nous sommes des êtres humains qui faisons partie d'une histoire et d'une société. Nous ne pouvons devenir méta- humains. Mais je peux avoir des méta-points de vue sur l'homme en considérant l'histoire de la nature, l'histoire du cosmos ; l'imagination peut me faire imaginer des surhommes, je peux avoir des méta-points de vue sur la société ; je peux savoir qu'il existe d'autres sociétés, je peux avoir un méta-point de vue sur un moment historique puisque je peux me référer à des époques passées, etc.

Nous devons donc élaborer des méta-points de vue. Mais créer un métasystème, c'est se transformer totalement et dans ce cas nous oublierions ce que nous étions. Le papillon est un métasystème par rapport à la chenille, mais il a oublié qu'il était chenille. L'enfant qui naît est un métasystème par rapport à l'embryon, mais il a oublié qu'il a été embryon. S'il apparaît un métasystème après la mort, il aura oublié qu'il a été humain.

Ce qui fait que nous sommes condamnés à perdre ce à quoi s'accrochent le plus les religions du salut, c'est-à-dire notre identité personnelle. Ce sont les religions chrétiennes et islamiques, peut-être surtout les chrétiennes, qui ont le plus insisté sur le salut personnel. Celui-ci ne se contente d'ailleurs pas seulement de la sauvegarde de l'identité psychique, il assure aussi la résurrection des corps. La résurrection des corps m'est impensable. Le monde occidental européen a vécu sur une sorte de frénésie éperdue du salut que n'ont pas connue d'autres civilisations, lesquelles se contentent d'une survie fantomatique des ancêtres, ou bien, comme les bouddhistes, aspirent à l'anéantissement.

Il faut insister là-dessus. Anthropologiquement, nous sommes perdus. Non seulement nous sommes dans une petite planète périphérique au sein d'un cosmos inouï, mais nous les vivants (pas seulement les êtres humains), nous sommes perdus. Nous naissons, nous mourons, nous ne savons pas pourquoi, l'espace d'un instant et c'est sans doute sur cette perdition profonde que je fonderais notre éthique et notre religion. Ce qui est le contraire du message chrétien : non pas " Soyons frères parce que nous serons sauvés ", mais " Soyons frères parce que nous sommes perdus. "

Mais si la mort est notre horizon indépassable, elle est aussi ce dont est tissée la vie. " Vivre de mort " comme dirait Héraclite. Nos cellules vivent de la mort de nos molécules, nos organismes vivent de la mort de nos cellules, nos sociétés vivent de la mort des individus, etc. Nous sommes amenés à interroger ce mystère de la mort mais également cet entre-deux. Car finalement cela peut nous aider à rompre avec notre vision classique dans laquelle nous avons séparé irréductiblement la mort et la vie. La mort travaille dans la vie. Mais il y a sans doute, dans cette zone floue entre mort et vie, quelque chose qu'on peut à peine imaginer. C'est ce domaine qu'il est intéressant d'explorer.
 
 

Rationalité, rationalisation et recherche scientifique

- E.-S. M. : Vous écrivez: " Gödel a démontré qu'il existe une barrière infranchissable à l'achèvement de notre connaissance ", et " la pensée moderne a compris que nos croyances les plus fondamentales sont l'objet d'un pari ". Par ailleurs, " le monde est à l'intérieur de notre esprit, lequel est à l'intérieur du monde ". Enfin, " notre appareil logico-mathématique actuel colle avec certains aspects de la réalité phénoménale, mais pas avec les aspects véritablement complexes ", et " la vraie rationalité est profondément tolérante à l'égard des mystères 4 ". La NDE semble bien cristalliser ce noeud gordien de la science contemporaine. La recherche peut-elle continuer en restant crédible et, si oui, en quel sens devra-t-elle évoluer ?

- Edgar MORIN : Opposer le rationnel et l'irrationnel est une vision très peu rationnelle. En fait, sous le nom de raison, on oppose des systèmes rationalisateurs clos à tout ce qui les conteste. On critique l'astrologie comme irrationnelle alors que j'y verrais le comble de la rationalisation : elle veut rendre trop cohérent le destin de l'homme, lequel va dépendre des mouvements et positions de quelques planètes. Il faut pour cela se méfier beaucoup de l'emploi simpliste, perverti, de cette opposition entre l'irrationnel et le rationnel. Personnellement, je fais la distinction entre la rationalisation et la rationalité.

La rationalité aboutit souvent à des incertitudes. On n'a pas de preuves définitives dans de nombreux cas pour les questions les plus importantes. La rationalisation recherche la cohérence absolue, alors que la rationalité accepte le dialogue avec ce qui, dans l'univers, résiste à la logique. La rationalité ne refuse pas à tout prix la contradiction ; dans certains cas, elle doit la reconnaître. La rationalité ne peut jamais se clore sur le monde, elle ne peut jamais refermer la logique sur le monde. La rationalité est toujours en dialogique, la rationalisation un système moniste clos.

J'opposerai la rationalisation à la rationalité dans une dualité forte : la rationalisation est un système absolument cohérent qui part de prémisses limitées mais qui s'estiment avoir couvert toute l'expérience. La rationalisation est donc toujours fermée et se fonde sur la cohérence logique pour rejeter tout ce qui n'entre pas dans le cadre du système. La rationalité est, au contraire, ouverte : être rationnel, ce n'est pas seulement vouloir donner un lien logique entre les arguments, c'est aussi accepter que le schéma logique s'incline devant l'expérience.

Quand on arrive, par exemple, à l'idée que l'onde et le corpuscule correspondent à la même réalité, c'est parce que des expériences montrent que, dans certains cas, la particule se comporte comme une onde et, dans d'autres cas, comme un corpuscule, ce qui est logiquement incompatible. Mais on est arrivé à cette contradiction par des moyens tout à fait rationnels. Quand on arrive à des contradictions par des voies rationnelles, il faut les assumer. C'est ce qu'a fait Niels Bohr en adoptant la conception complémentaire de l'onde et du corpuscule, bien que, logiquement, ces deux notions eussent dû s'exclure pour décrire une même réalité.

Finalement la rationalité, c'est le dialogue avec l'irrationalité et l'irrationalisable.

Pour généraliser encore plus, J'ai une attitude ouverte par rapport au psi (i.e. parapsi : télépathie, voyance, etc.). D'une part, je reconnais que ces manifestations ne peuvent pas être prouvées selon les méthodes classiques de l'expérimentation, puisqu'elles ont besoin de conditions psychologiques et d'environnement favorables. D'autre part et sans croire être victime d'un phénomène de rationalisation des éléments probants et d'oubli des éléments non probants, il m'arrive moi-même d'être frappé par la prédiction de certains événements. Ces phénomènes ne pourront être véritablement compris qu'à partir du moment où la science elle-même deviendra plus complexe, plus avancée, plus ouverte. Le processus est d'ailleurs en cours.

Pourquoi y a-t-il, par rapport à ces phénomènes, plus d'ouverture dans le milieu scientifique anglo-saxon que dans le milieu scientifique français ? Parce que le monde français est plus soumis à la rationalisation, c'est-à-dire à la logique close qui rejette le phénomène comme impossible. On explique alors toujours par les trucages, les illusions, le pur hasard, etc. Dans le monde empirico-anglo-saxon, il n'y a pas un rejet aussi fort.

En ce qui concerne les témoignages, il s'agit de voir comment ils collent entre eux. Donc, nous sommes obligés d'appliquer un examen empirico-rationnel, comme on l'a fait dans le débat sur l'existence de Jésus, On s'est demandé si Jésus était un être humain ayant physiquement existé. Au début du siècle on a mis en doute son existence en tant qu'homme. On ne peut être persuadé de l'existence historique de Jésus qu'en vertu d'une concordance d'indications qui la rendent extrêmement plausible.

Quand vous prenez l'histoire de la physique, l'idée fausse et féconde était qu'il fallait trouver l'atome, la brique ultime. On a trouvé l'atome et l'on s'est rendu compte que ce n'était pas la brique ultime. Alors on a trouvé la particule et on a vu que la particule elle-même est très complexe. La particule s'est presque dissoute et on est arrivé à cet univers dont on ne sait plus quel est le constituant premier, ni même s'il y a un constituant premier.

Pour le cosmos, on est parti d'un monde parfait, mécanique, déterministe, le monde de Laplace auquel les physiciens tenaient avec une force aussi inouïe que les croyants tenaient à leur Dieu. En trente ans, ce cosmos s'est effondré. On en est maintenant au mystère d'un début qui est une aporie : comment le monde a-t-il commencé, comment peut-il y avoir un début ? etc. On arrive au mystère profond du réel, du monde physique et du cosmos. Ainsi, la recherche finit par nier les postulats moteurs qui la guidaient.

En biologie, actuellement, on est très en retard. On doit en être encore à peu près où en était la pensée des physiciens au XIXe siècle.

La thèse classique, dite néodarwinienne, est incapable de concevoir la créativité, alors que c'est cette créativité qui est le phénomène fabuleux de l'histoire de la vie. La création est création parce qu'on ne peut concevoir la création avant qu'elle n'apparaisse. Il n'y a en fait aucun mode de percevoir a priori la créativité. elle échappe au concept. Mais une fois qu'elle est apparue, on doit avoir des schémas qui la comprennent plutôt que des schémas qui la nient.

Les biologistes croient avoir trouvé leur atome de base, la molécule. Ils croient avoir trouvé le secret de la vie. C'est l'explication avec l'évolution hasard-variation, etc. Tout cela sera balayé, on ne sait pas quand, pour interroger le mystère de la vie dans le mystère de l'auto-organisation. Ou plutôt ce que j'appelle l'auto-éco-organisation. Qu'est-ce qu'un système qui se produit lui-même, mais dont les produits sont nécessaires à sa propre production ? Voilà un grand problème.

La vie est-elle unique dans le monde ? On sait qu'elle ne peut être que très rare, bien entendu, mais n'y a-t-il pas d'autres types de vie possibles ? Sans aller jusqu'à d'autres univers, il pourrait y avoir d'autres formes de vie dans notre univers, sans qu'on puisse les voir. Pourquoi pas ?

Il faut que la recherche continue, ce qui veut dire que l'ou doit briser les dogmes simplificateurs qui étaient finalement d'une naïveté incroyable. Il faut que ces dogmes soient brisés par la poursuite de la recherche elle-même. La recherche doit continuer et en continuant elle va créer des ouvertures,

Il faut que se refasse l'ouverture entre science et philosophie. Aujourd'hui, ce sont les scientifiques eux-mêmes qui se font philosophes. Albert Einstein et Niels Bohr avaient commencé, aujourd'hui ce sont David Böhm, Stephen Hawking, Hubert Reeves... Les biologistes avaient un peu commencé, avec Jacques Monod, mais le mouvement n'a pas continué. Il faut rouvrir la science et du même coup rouvrir la philosophie qui reste extrêmement close

C'est ainsi que vont apparaître des phénomènes et des problèmes de moins en moins compréhensibles dans les systèmes de pensée existants, des anomalies tellement énormes qu'elles vont faire éclater ces systèmes de pensée. Et c'est en cherchant d'autres systèmes que va pouvoir surgir l'appréhension de nouvelles dimensions. Il faut que l'évolution continue jusqu'à leur décomposition et leur recomposition.
 
 

Spiritualité : un moi qu'il faut nettoyer

- E.-S. M. : Dans votre interview du Figaro 5, vous dites : « ce qui serait bizarre, ce serait que ceux qui reviennent de la mort ne changent pas leur vie ». Louis-Vincent Thomas pour sa part, constate que la transformation des expérienceurs va beaucoup plus loin : « la NDE ressemble à une authentique conversion religieuse » 6. Il est nécessaire de ne pas confondre science et croyance, pourtant, comme le souligne Louis-Vincent Thomas, la science peut être objet de croyance et la croyance objet de science 6. Mais l'une et l'autre ne jouissent pas à notre époque, en termes de domaine de connaissance, d'une même réputation de sérieux. Sauf à la ravaler à un statut de croyance, ontologiquement dévalorisé, la spiritualité ne souffrirait-elle pas d'un interdit de penser scientifique ?

- Edgar MORIN : La spiritualité est un mot qu'il faut nettoyer. Nous vivons dans une tradition de pensée qui oppose l'esprit et la matière. Le positivisme et le matérialisme ont fait de l'esprit une simple superstructure, De l'autre côté, il y a le spirituel abstrait qui gouverne la matière. Il faut, aujourd'hui, régénérer la notion d'esprit.

Chacun s'y prend à sa façon. Par exemple, dans mon dernier livre 3, je considère qu'il y a une vie des choses de l'esprit ou plutôt des « êtres d'esprit ». Cette vie n'est pas, évidemment, la vie nucléoprotéinée, mais sans celle-ci il n'y aurait pas de vie de l'esprit. Quand on a la conception de l'émergence qui est la mienne, on voit que ce qui émerge n'est pas une superstructure, mais la réalité ultime, suprême, la fleur, la chose la plus précieuse, la plus importante. Dans cette conception, on peut dire que le spirituel devient effectivement comme la fleur de l'extrême complexité, ce qu'il y a de plus précieux, de plus fragile. C'est dans cette conception que l'esprit devient non pas quelque chose d'immortel, d'absolu, qui trône, mais l'efflorescence ultime, toujours menacée par la fausse conscience.

Dans cette mesure, il devient possible de redonner sens à l'esprit, à l'idée d'esprit vivant. Car il y a une façon rituelle d'interpréter tous les mots. Sur le fronton de l'université d'Heidelberg figure l'inscription « A l'esprit vivant ». C'est très beau. Mais vécu rituellement, ça ne veut rien dire, comme toute inscription. Si on le sent en profondeur, ça a un sens, On dit « oui à l'esprit qui vit », et on s'offre à l'esprit vivant.

Il n'y aura renaissance de la spiritualité que si celle-ci se fait sur un mode que je qualifierai de tragique. Un mode dans lequel elle devra sans arrêt lutter pour ne pas dépérir. Et cela non seulement contre ses conditions matérielles d'émergence, mais aussi contre sa tendance à se scléroser. La spiritualité euphorique et fade perd la vie de l'esprit en escamotant la mort. C'est pourquoi je suis un peu contre les spiritualités euphorisantes et providentialistes de l'histoire du monde. Je suis plutôt pessimiste, c'est pourquoi je doute des expériences post mortem.

Toute spiritualité triomphante, euphorique, rejoint le matérialisme triomphant. Il s'agit d'ailleurs de deux phases d'une même mentalité - on dispose d'une notion clé, évidente, expliquant tout, rayonnant sur tout, soit la matière, soit l'esprit.

Il y a chez Teilhard., par exemple, une euphorisation qui, pour moi, affadit sa spiritualité. Teilhard de Chardin est trop providentialiste. Le devenir est téléguidé. Teilhard est un penseur très important. Il fait d'ailleurs partie des esprits sous-estimés. On peut remarquer que les chercheurs sous-estimés sont des gens qui sont à cheval sur la biologie, la psychologie, l'épistémologie, l'anthropologie. C'est Piaget, c'est Teilhard, c'est Bateson.

Ils ont un temps effectué une percée, mais le système universitaire se referme et découpe en morceaux ce qu'ils ont fait. Qui plus est, Bateson n'a jamais fait de carrière universitaire. Piaget avait fondé un institut, qui a été disloqué. Teilhard est resté un peu au-dessus de l'institution, et alors son message n'a pas pu s'y enraciner.

La spiritualité est un enjeu beaucoup plus beau, beaucoup plus noble. Il faut réapprendre le concept même d'esprit. La quête de l'esprit, c'est écouter ce que dit l'esprit, c'est éveiller la vie de l'esprit. L'esprit, c'est un niveau de vie, une qualité de vie, inséparable des autres niveaux de vie et des autres qualités de vie. La spiritualité ne doit donc pas chasser la gastronomie. A ce type de vie, on peut se dédier. On se dédie à l'esprit. Si les universités remplissaient leur rôle au lieu de se spécialiser, se bureaucratiser, se fonctionnariser, c'est cela qu'elles seraient : des lieux voués à l'Esprit.
 
 

1. Certains aspects de ces questions ont été repris en conclusion.

2. L'Homme et la Mort, Ed. du Seuil, 1951, 1970.

3. La Méthode. no 4 - Les idées, Ed. du Seuil, 1991.

4. Introduction à la pensée complexe, ESF, 1 1990

5. Le Figaro du 11. 01.1991

6. Voir Postface.

Introduction Générale

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POSTFACE

Pour une anthropologie du non et une épistémologie du pourquoi pas

Louis-Vincent THOMAS



 

Le jour où Louis-Vincent THOMAS m'a remis cet article, nous est parvenu ce témoignage que nous ne résistons pas au plaisir de citer, tant il résonne avec les derniers propos de Louis-Vincent THOMAS.

Évelyne-Sarah MERCIER



 

« A mon réveil, j'avais tellement été frappée par ce qui m'était arrivé, ce très-être, cette sérénité, ce bonheur, cette lumière irréelle qui m'était apparue avec cette femme très belle, mais que je n'ai pas reconnue... »

Un témoin

I) Pourquoi et comment un professeur en Sorbonne en vient à s'intéresser aux NDE

En 1975, il n'y avait pas un mois que l'Anthropologie de la mort était publiée que je reçus une lettre étrange :

« Monsieur, j'ai lu votre livre-, il m'a impressionné. Mais quelque chose n'y figure pas. J'ai quatre-vingts ans. J'ai fait un infarctus. J'ai vu, à ma mort, au-dessus de mon lit mon propre corps : " C'est terminé ", dit le médecin en me fermant les yeux. Alors je fus aspiré, je parcourus en tournant un immense tunnel noir où j'entendais à la fois des bruits pénibles et une douce musique. Puis soudain apparut une lumière extraordinaire. J'ai rencontré ceux que j'avais aimés et qui vivaient dans un au-delà de paix, de bonheur indicible ; ils me dirent que mon heure n'était pas arrivée. Je ressentis alors un amour immense. J'avais l'impression de tout savoir, de tout comprendre. Mais je dus quitter ces lieux contre mon gré car mon heure n'était pas venue de mourir. L'entrée dans mon corps me fut pénible. Quand je me suis réveillé, allongé sur mon lit d'hôpital, j'ai protesté auprès du médecin et de ma femme : " Pourquoi m'avez-vous réanimé ? J'étais si bien où j'étais. Il fallait me laisser tranquille ". Ma chère bonne femme se mit à pleurer. »

Je ne pris pas garde à cette révélation, par bêtise, je le confesse. J'ai envoyé un mot de remerciement à ce brave homme, illuminé selon moi, et j'ai classé sa lettre dans mes archives répertoriées selon mes critères cartésiens. En 1976, je recevais un article paru dans Newsweek (412/7) où il était question du livre de Moody, Life after Life, que je me procurai aussitôt.

Ce fut la révélation, encore mêlée, il est vrai, d'un lourd scepticisme. Mais cela fit tilt dans ma cervelle. J'avais une impression de déjà-vu. Un tableau célèbre de Jérôme Bosh nous fait entrevoir les chemins de l'empyrée et des NDE anciennes, notamment décrites chez Platon, Plutarque et Plotin,

L'anthropologue et le sociologue retrouvaient les traces du philosophe. C'est pourquoi, lorsque Évelyne-Sarah Mercier décida de fonder IANDS-France en juillet 1987, j'acceptai immédiatement d'en devenir président.

Ce qui interpelle le plus l'anthropologue reste bien l'étonnante ressemblance entre ces témoignages émanant parfois de personnes très simples, quelle qu'en soit l'origine sociale (peu importe qu'elles soient croyantes ou athées), et le contenu symbolique de certaines oeuvres de sagesse antique.

Il faut cependant aussitôt ajouter, et l'analyse des cas singuliers l'atteste, que sur ce canevas « théorique » savent s'inscrire bien des broderies diverses : suppression ou accentuation des phases et aléas de leur diachronicité, variété très grande des images (le tunnel horizontal peut devenir ascenseur vertical, hétérogénéité des figures de l'être de Lumière par exemple), pluralité des fantasmes sous-jacents 1. D'autres modalités d'expériences peuvent être ressenties, assez éloignées du type traditionnel, lequel ne doit surtout pas piéger le chercheur.

Que conclure de tout cela ?

1) Avant tout, admettre qu'il existe plusieurs variantes dans la phénoménologie de la NDE. Restons attachés, certes, au modèle moodyen ; sorte d'idéal-type au sens weberien, car il constitue l'axe référentiel.

2) La NDE renvoie à quatre idées-forces qu'Edgar Morin et moi-même avons signalées : le double-décorporation ; le tunnel-passage et/ou initiation ; la lumière-amour et/ou savoir ; la métamorphose - encore que, selon moi, il n'y ait pas chronologie dans l'apparition de ces thèmes au cours de l'histoire de l'humanité. Toutefois j'estime, selon l'expression du poète, qu'« il existe plusieurs habitants dans la maison de notre père ». Et que dans cette nébuleuse « NDEique », R. Kastenbaum 2 l'avait remarqué bien avant moi, chacun apporte le stock d'images propres à son système de civilisation ; le film L'Expérience interdite 3 le montre bien, en reprenant, à la sauce américaine, les thèmes judéo-chrétiens : culpabilité-expiation-rédemption avec de la drogue, du racisme, du suicide, de la sexualité « libérée » inséparable de la compulsion de répétition. Sans oublier, cela va de soi, notre expérience personnelle qui colore chaque NDE à sa façon de nos propres affects ! Pour m'en tenir au seul niveau descriptif, IANDS a tout à fait raison de partir en quête des témoignages singuliers et de les explorer dans leur complexité profonde. Ce n'est pas seulement, comme trop souvent on tend à le croire, le seul domaine de l'explication qui s'avère particulièrement difficile à appréhender.

Ce qui interpelle plus particulièrement le sociologue, c'est le retour du phénomène, voire l'engouement qu'il suscite.

Deux types d'arguments prévalent. Tout d'abord les progrès de la réanimation : il est alors possible de recueillir le témoignage de ceux qui ont frôlé la mort à la suite d'un arrêt cardiaque, rattrapé à temps, d'un accident violent, d'une maladie grave... En second lieu, à une époque où le catholicisme bat de l'aile, où les idéologies s'effondrent, laissant un goût d'amertume, où les promesses d'un avenir heureux prôné par la science et la technique se révèlent vaines, où les voies de notre raison paraissent étriquées et sombrent dans le dogmatisme suffisant, où le matérialisme ne satisfait plus nos aspirations, un fort mouvement vers le surnaturel, voire la spiritualité, s'impose à beaucoup : d'où la fascination pour la « grande lumière », authentique « renouvellement de la grande espérance de salut hors de la religion révélée » (Edgar Morin).

En tout cas, ce qui frappe, c'est bien la facilité avec laquelle l'expérience mystique peut survenir chez l'homme, même chez celui qui ne présente guère de préoccupation spirituelle particulière. On ne peut pas dire que la NDE soit une expérience religieuse au sens courant, car ce mot réfère trop à l'église. Mais il y a en elle du sacré et du spirituel, c'est-à-dire dépassement de la stratégie du rite et dépassement de l'ontologie du corps. Selon Kenneth Ring, la NDE joue un rôle de conversion, de catalyseur spirituel.

Par ailleurs, la NDE renvoie à un imaginaire qui dépasse le monde des images ou l'imaginaire rationnel. Le premier imaginaire est celui des images ordinaires des magazines ou de la télévision. Le second s'appuie sur la raison, pour la dépasser, c'est l'imaginaire scientifique, surrationnel, transrationnel ou hyperrationnel.

En ce qui concerne la NDE, il faut parler d'imaginaire pulsionnel, c'est-à-dire lié aux cerveaux reptilien ou limbique. Profondément invicéré dans l'inconscient, cet imaginaire donne sens à nos aspirations, à nos désirs, à nos passions, à la violence dominatrice archaïque. Il nous aide donc à vivre, à survivre et à nous dépasser. Révélant la structuration profonde de l'homme et du moi, l'imaginaire déployé dans la NDE est donc un moyen d'accéder à cet inconscient, au même titre que la psychanalyse ou le rêve éveillé. L'imaginaire pulsionnel est à la fois constitué d'universel et de culturel, d'où l'intérêt de faire des enquêtes transculturelles. Par exemple, une thèse soutenue à Dakar a montré que même chez des Noirs musulmans on retrouvait des fragments de mythes africains archaïques

La nécessité de manifestation de cet imaginaire n'apparaît pas qu'à travers les NDE. On observe actuellement de nombreuses réactions compensatoires à la mutilation qui résulte de l'hyperrationalité ambiante : remise à l'honneur de tout ce qui touche au corporel et au pulsionnel ; prédilection pour les états altérés de conscience ; attraction pour la parapsychologie ; pratique de la bioénergie...

N'oublions pas que les NDE peuvent surgir en dehors de l'approche de la mort, par exemple lors de certains stress non mortifères; après une méditation profonde, voire transcendantale ; dans le contexte hallucinogène de l'anesthésie ; à propos des rêves éveillés ou quand on ingère certains psychotropes (LSD, DPT), lors d'expériences psychédéliques (travaux de S. Cirot) ; ou s'il y a une mise en condition mentale et psychomotrice, comme cela se produit dans les pratiques des rites initiatiques, voire à n'importe quel moment, même le plus inattendu. Reste à supposer qu'en ces instants-là quelque chose de fondamental se réalise au plus profond de notre vécu existentiel où l'angoisse de mort fait surface.
 
 

II. Les nouvelles sciences et le nouvel esprit de la science

La recherche en matière de NDE non seulement ne saurait être que pluridisciplinaire, mais encore implique-t-elle la quête de nouveaux paradigmes, la transformation de nos concepts et catégories traditionnels, le dépassement d'une raison strictement cartésienne, voire l'appel métaphysique à la transcendance. Justement, tout un courant scientifique moderne renoue avec le mysticisme et même avec la pensée orientale, assurant le triomphe du surrationnel.
 
 

1) L'irruption de la parapsychologie

Partant de l'idée que le corps humain est émetteur-récepteur d'énergie, la parapsychologie a connu ces dernières années, tant en URSS qu'aux Etats-Unis, un essor assez exceptionnel ; et singulièrement la psychotronique, ou étude des phénomènes paranormaux produits par l'action de la pensée (télépathie, psychokinèse, vision extrarétinienne). Nombreux, par ailleurs, sont les auteurs tels que W. James, Jung, Maslow, Tart et, plus près de nous, Walsh, Vaughan, Deikman qui se sont intéressés à l'étude des cas de conscience et de modes de perception non ordinaires, voire des états altérés de conscience ; certains d'entre eux érigent même la tradition mystique en discipline scientifique capable de saisir le réel dans son essence ; ce qui ne peut se faire que par le truchement d'un savoir direct que Deikman nomme intuition. « La parapsychologie se propose l'étude de nouveaux modes d'interaction qui semblent exister entre les organismes vivants et leur environnement. Des événements internes à ces organismes paraissent correspondre à des événements qui leur sont extérieurs. Ces correspondances paraissent anormales en ce sens qu'elles ne semblent pas pouvoir être interprétées dans le cadre actuel de la connaissance scientifique. »
 
 

2) Physique et mystique

Cette redécouverte de la mystique réalisée par la parapsychologie (ainsi que par la psychologie transpersonnelle) devient le fait également d'une certaine physique. Trois exemples peuvent être cités

A) Ainsi en va-t-il de la théorie holographique.

« En tant que moyen de concevoir la conscience, la théorie holographique est très proche des mystiques et des philosophies orientales. Il faudra un certain temps avant que l'on ne se familiarise avec un ordre de réalité différent de celui du monde des apparences. Il me semble que certaines des expériences mystiques décrites depuis des millénaires commencent à paraître scientifiquement vraisemblables. Elles annoncent la possibilité de pénétrer dans cet ordre de réalité qui se trouve derrière le monde des apparences Les intuitions spirituelles s'accordent avec la description dans ce domaine. L'invention de l'hologramme (pratiquement en 1960) les rend parfaitement plausibles 4. »

B) C'est aussi le cas de la physique des quanta, comme le montre F. Capra 5. Cet auteur défend avec conviction la parenté qui existe entre le monde de la physique moderne et la conception métaphysique du Tao 6. Ce qui confirme les aspirations de ceux qui privilégient le modèle mystique oriental et rejoint les découvertes de la psychologie transpersonnelle. Deux idées fondamentales qualifient cette position :

1°) Le réel, par-delà les apparences subjectives, demeure profondément un, l'interconnexion quantique de l'univers reste la donnée primordiale, tandis que les parties fonctionnant de façon relativement indépendante sont simplement des formes particulières à l'intérieur de cet ensemble. L'unité fondamentale de l'univers, écrit F. Capra, « n'est pas seulement la caractéristique centrale de l'expérience mystique ; elle est aussi un des révélateurs les plus importants de la physique moderne ».

2°) Pour saisir ce réel, il est impossible de se contenter des procédés et des stratégies habituels : par-delà l'expérience objective et les opérations logiques de la raison, l'intuition suprasensorielle et surrationnelle devient le meilleur outil du savoir. De même que la structure de l'atome ne saurait se lire avec les mots de chaque jour, de même nous ne pouvons parler de l'être et de la survie qu'avec un langage nouveau et approprié. I. Pringogine (le plus crédible des scientifiques à ce propos) et I. Stengers évoquent à juste titre la « métamorphose de la science » et « la nouvelle alliance » qu'elle suscite, celle de l'homme et de l'univers 7. La physique donne raison à la mystique ; non à celle du chrétien occidental, mais à celle de l'homme d'Orient pour qui l'unité du monde ou son principe se nomme Tao, Brahman, Vérité ou Savoir.

C) Une autre piste mérite d'être prise en considération : l'hypothèse théorique de l'existence des tachyons, matière superlumineuse avec les référentiels SFR (superluminal referential frame) ayant une vitesse supérieure à c, non encore vérifiée expérimentalement 8, Un article de cet ouvrage lui est consacré.

Ainsi l'objet oublié NDE nous incite-t-il à créer une anthropologie du non en compagnie de la physique, de la philosophie et des nouvelles sciences.
 
 

III. Science et croyance

On peut, sans équivoque, assurer que le sujet qui a vécu une NDE n'était pas réellement mort comme trop souvent on se complaît à le prétendre. Disons seulement qu'il a pu aller jusqu'aux limites extrêmes de la vie, ou aux frontières du trépas. En revanche, la question de savoir si ce vécu-pas-comme-les-autres, oublié puis retrouvé, constitue une preuve valable de l'existence de l'au-delà peut soulever un débat. Nombreux sont les auteurs qui franchissent le Rubicon. Ainsi en va-t-il du directeur de IANDS-Royaume-Uni, D. Lorimer. Pour lui, si l'OBE (Out of Body Expérience) montre la faculté du Soi conscient d'avoir des expériences et des perceptions hors du corps, la NDE suppose que cette faculté persiste, même si le corps vit un état de totale inconscience. « La mort exprime la séparation définitive du Soi conscient et du corps physique. » En tant que passage, « elle implique le recentrage du sujet dans une autre dimension de la réalité plus vaste, qui n'est pas assujettie aux limitations de l'espace-temps 10. » Ainsi la mort n'est-elle pas un terme ; la fin apparente de l'existence consciente « est en réalité un nouveau commencement ». Naître, c'est mourir à la vie utérine et affronter seul la réalité : toute la vie nous vivons des morts et faisons notre deuil de bien des choses : pourquoi la mort ne serait-elle pas une nouvelle étape vers la croissance ? Le mourant, disait E. KübIer-Ross, « se dépouille de son corps physique de la même façon qu'un papillon sort de son cocon 11 ». Dans le même sens, on évoque les relations possibles entre morts et survivants. Certains, comme le père Brune, attestent de messages verbaux reçus de disparus. Quelques défunts, par le biais de médiums faisant le récit de leur mort, confirment le vécu d'une NDE avec une seule différence : l'absence de retour à la vie ; cette fois, le Soi conscient se concentre sur un autre niveau de réalité/conscience, probablement plus réel que le monde physique qu'il a laissé derrière lui (témoignages de K, Novotny, B. Russell, G. Hopkins, R.H. Benson). Mais quelle crédibilité accorder à ce genre de témoignage ?

Que certaines NDE donnent l'impression d'une transcendance, d'un contact avec l'absolu ou l'au-delà et ressemblent à une authentique conversion religieuse ne fait aucun doute. Jean de la Croix, Thérèse d'Avila, Catherine de Sienne vérifient la réalité de l'expérience mystique, non la vérité de Dieu 12.

On ne saurait mettre sur le même plan croyance et science, même si je pense qu'il faut à la fois respecter la croyance (peut-être un jour son bien-fondé sera-t-il prouvé) et en faire un objet de science. Qui croit ? A quoi ? Quand ? Pourquoi ? Comment ?

Etonnant paradoxe, témoignage et croyance sont des données, non la vérité donnée ; ils sont donc objets de science. A condition d'ajouter que la science, à son tour, reste objet de croyance. D'où, l'épistémologie du pourquoi pas ?

Confirmation indiscutable d'états de conscience, à tort ignorés de la psychologie scientifique et récusés par le scientisme médico-biologique, mais nécessitant pour être comprises une véritable rupture épistémologique (nous le répétons : pluridisciplinarité, anthropologie du non), les NDE ne recèlent pas, selon nous, la certitude de notre immortalité ou celle de notre passage après la vie vers une grande aventure spirituelle. Sauf à en fournir la preuve irréfutable. J'estime, avec mon ami le Dr H. Larcher, qu'on pourrait aborder cette question délicate par le biais nécessaire de trois voies :

1) la voie thanatologique, pour observer l'ordre de dégradation et de transformation des substances corporelles post mortem ;

2) la vole hagiologique, pour en constater les comportements inhabituels (conservation remarquable de certains cadavres, manifestations paranormales, etc.) et pour fonder « une énergétique de la mort » ;

3) la vole maïeutique qui, pour H. Larcher, est « J'étude des analogies et des corrélations entre les processus de naissance et de mort ». Sans opérer cette démarche, toute croyance en l'immortalité ou plutôt la survie reste acte de foi. Lequel devient objet de science.

La leçon à tirer de tout cela pourrait bien être l'hypothèse judicieuse que propose M. Hulin (La Face cachée du temps, Fayard, 1985). L'au-delà n'est peut-être « qu'une déformation, une adaptation, une transposition imaginaire d'une expérience réelle, celle de la non-mort ». Que l'homme déborde les limites de son individualité, de son ego temporel, de son petit moi jacasseur, ne trouverait-il pas alors le présent immobile qu'est l'éternité ? L'« au-delà cesserait d'être l'ailleurs pour devenir l'ici ; il ne serait plus le futur mais le maintenant ». Les récits des accidentés ou des comateux tenus pour morts et la prise en compte des expériences d'extra-corporéité pourraient apporter des preuves à une telle interprétation. La pensée scientifico-technique confirme et durcit le sens de notre individualité, sépare et tourne le dos à l'expérience spirituelle : « C'est, au contraire, la pensée magique de l'émotion, la pensée sauvage du désarroi, de la désadaptation et de la dissolution du moi qui nous offre une chance fugitive de la retrouver. » N'est-ce pas, à certains égards, la leçon que donnent, à leur manière, la pensée bouddhiste, le soufisme islamique, le christianisme d'un Maître Eckhart, bref les grandes entreprises mystiques ? Pour elles, l'acte essentiel de vivre consiste à mourir « pour passer au-delà », quitte à comprendre que l'autre rive n'est « nulle part ailleurs qu'ici et maintenant, sans espoir ni désir ». Telle est la face cachée du temps, inaccessible à la raison et qui se vit comme plénitude. C'est ce que nous apprend le prince André, atteint par une balle sur le champ de bataille d'Austerlitz qui a soudain « la révélation extatique de cette paix qui passe l'entendement » (Tolstoï, Guerre et paix).

« Sommeil sans rêve » (comme disait Platon), « songe agité » (selon le mot de Shakespeare), la mort demeure bien la grande inconnue. Même si on la maîtrise statistiquement, on ne sait ni le jour, ni l'heure où elle va nous frapper ; car inéluctablement elle aura notre peau ; nous savons encore moins ce qu'elle nous réserve...

Il m'arrive de voir en elle une femme splendide, tout de blanc vêtue, qui, au milieu d'une étreinte indescriptible, saura me conduire, bienheureux, vers Celle qu'elle m'a un jour ravie. Si tant est qu'Elle se trouve quelque part; je voudrais bien le croire. Hélas ! je n'en sais rien ; même si je fais « comme si » et me dis « pourquoi pas ? ».

Peut-être la Bhagavad-Gîtâ a-t-elle raison lorsqu'elle nous dit : « Ce qui est ne peut cesser d'être. »
 
 

1. Voici un exemple parmi beaucoup d'autres. Sur 102 patients qui ont connu l'agonie et en sont revenus et que K, Ring a interviewés, 60 % ont éprouvé une paix ineffable, 37 % ont vécu l'extra-corporéité, 26 % ont connu des images panoramiques, 23 % se souviennent de l'entrée dans le tunnel obscur, 16 % restent sous le charme de la lumière captivante ; mais à peine 8 % ont rencontré des parents (Sur les frontières de la vie, Laffont, 1982).

IANDS-France a mis au point un protocole international d'enquête afin d'élargir et d'approfondir ces recherches. Voir l'article d'Évelyne-Sarah Mercier « Invariance et multiplicité des Expériences de mort imminente ».

2. La Vie après la mort, Garancière, 1986.

3. Voir mon éditorial dans le Bulletin de l'IANDS n' 9, ainsi que l'article d'Évelyne-Sarah Mercier, « Enquêtes sur une expérience objet de tous les soupçons ».

4. Dr Pribram cité par K. Ring, Sur la frontière de la vie, Laffont, 1980, p. 265, Dans le prolongement des travaux de K.H. Pribram, K. Ring assimile la conscience prae mortem à un mécanisme holographique, domaine des vibrations de haute fréquence où espace et temps s'effondrent. Le stade du mouvement rapide dans le tunnel traduit le passage d'un monde tridimensionnel de la réalité quotidienne à l'univers de type holographique. A ce niveau les fréquences vibratoires élevées sont interprétées comme des phénomènes connus dans le vécu habituel : lumière extraordinaire, musique merveilleuse, couleurs éclatantes, etc. Puisque l'espace et le temps n'existent plus comme avant, tout est vécu de manière synchrone : d'où la vision panoramique. Enfin, parce que sa conscience va au-delà du présent, le sujet en réanimation comprend que son heure n'est pas encore venue et qu'il doit réintégrer le monde de la vie ordinaire. Tout cela est bien troublant niais ne suffit pas pour convaincre. Ce modèle est actuellement repris par B. et R. Dutheil, P. Bacelon (voir leurs articles dans cet ouvrage) et A. Bonaly (voir Bulletin de l'IANDS, n'4).

5. Le Tao de la physique, Paris, Tchou, 1979.

6. Voir D. Savard, « Immortalité et sentiment d'éternité », in Survivre. La religion et la mort, Québec, Bellarmin, 1985.

7. La Nouvelle Alliance, Métamorphose de la science, Gallimard, 1979,

8. Le physicien J. Steyart de Louvain a observé expérimentalement un effet tachyo-électrique provenant de la production d'une paire tachyon-antitachyon.

9. « Au-delà du mur de la lumière, la conscience et la mort », de R. et B. Dutheil.

10. L'Enigme de la survie, Laffont, 1984.

11. Le livre de E. KübIer-Ross porte, à cet égard, un titre lourd de sens : La mort est un nouveau soleil, Paris, Ed. du Rocher, 1988.

12. Même si des auteurs comme P. Van Eersel (La Source noire. Grasset, 1986) ou H. Renard (Des prodiges et des hommes, Lebaud, 1990) nous annoncent une mutation de l'humanité en train de se faire. Ainsi, remarque H. Renard, ceux qui, aujourd'hui, aspirent à cette union sont de plus en plus nombreux- Comme si le dialogue avec l'Invisible, trop longtemps négligé, était la seule porte de sortie possible à l'homme pour poursuivre son évolution. Comme si l'homme, devant une impasse, trouvait, dans l'union au Divin, l'unique échappée [...] qui lui permette de survivre. Après l'Homo sapiens, il est possible qu'en même temps que le " spatio-pithèque ", l'homme capable de s'adapter dans l'espace et d'y vivre, nous regardions naître l'Homo mysticus ».
 
 

Conclusion

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