LA MORT TRANSFIGURÉE

Recherches sur les expériences vécues aux approches de la mort (NDE)

 

Quatrième partie

NDE et psychanalyse :

appel à la verticalité

Introduction

Témoignage

 

1.

 

TENTATIVE D'IDENTIFICATION D'UNE EXPÉRIENCE NON ORDINAIRE

Approche structurale et différentielle des Expériences de mort imminente

Pascal LE MALEFAN
PSYCHOLOGUE

 
 

" L'entrée dans le monde des signifiants[...], c'est très certainement ce que Freud nous apporte sous le terme d'instinct de mort, c'est cette limite du signifié qui n'est jamais atteinte par aucun être vivant [...], sauf cas exceptionnel, mythique probablement. "

Jacques Lacan
(La relation d'objet, Séminaire 1956-1957)

A la lecture des récits d'EMI 1 recueillis par IANDS-France, de nombreuses questions apparaissent au clinicien. Clinicien moi-même, je voudrais avancer quelques réponses, de façon encore très générale, quelque peu théorique, voire dogmatique. Mais lancer quelques pistes de réflexion en suscitant le débat me paraît l'une des premières choses à proposer,

L'EMI se présente avant tout, dès ses premiers éléments, comme une rupture, une séparation. C'est pourquoi je suis d'accord avec Kenneth Ring (Ring, 1982, p. 247 sq.) pour dire que l'EMI est une expérience d'extra-corporéité prolongée. Mais je donnerai à cette expression le sens suivant : en dehors d'un vécu de décorporation, l'expérience est extra-corporelle, car elle reçoit de la part du sujet un statut d'expérience non ordinaire - et est perçue comme telle - se caractérisant par une différence radicale dans les représentations et les sensations fonctionnant jusqu'alors dans le rapport à la réalité.

Il est important de souligner que cette expérience est à différencier des épisodes pathologiques apparemment similaires. Nous pouvons ainsi définir certaines de ses caractéristiques qui, assemblées à quelques autres, pourraient former une première ébauche de son unité structurale. Nous distinguerons donc d'abord les caractéristiques différentielles que sont la certitude du vécu, l'unité du sujet et sa rationalité. Cela nous conduira à nous interroger sur le « cogito » de l'EMI.
 
 

Quel cogito pour l'EMI ?

Certitude, lien et rationalité

A l'écoute des récits, il se dégage tout de suite un trait essentiel : la certitude que tout ce qui s'est passé concerne le sujet qui parle. J'appellerai cet aspect le point de certitude de l'expérience d'imminence de la mort. Cette certitude se rencontre en particulier dans les EMI avec décorporation. La personne qui raconte ce genre de récit précise bien en effet que le corps vu à distance était le sien et qu'elle avait la certitude, à ce moment, que le regard voyant la scène était également le sien. Certitude inébranlable qui persiste longtemps après l'expérience et ne semble pas devoir être critiquée.

Ce sont en revanche les représentations de l'image du corps, ainsi qu'une perception du schéma corporel, qui diffèrent, comme le laissent à penser les sensations de paix et l'absence de douleur souvent retrouvées. De plus, nous le verrons plus loin, cette rupture dans la représentation est certainement la condition d'un remaniement identificatoire. Donc, il s'agit bien en somme d'un « autre corps » entrant en jeu au moment où s'inaugure l'EMI.

Or, les personnes qui relatent leur expérience ont fortement la certitude qu'elles sont toujours les sujets des perceptions et des sensations vécues lors de celle-ci. En d'autres termes, elles n'ont pas l'impression d'avoir vécu une expérience d'étrangeté qui leur reste extérieure, ni qu'elles ont fait un rêve. Il existe au contraire un lien entre le sujet et son expérience, lien d'ailleurs concrétisé dans les EMI avec décorporation, puisque, comme je viens de le préciser, il apparaît qu'il n'y a pas de dédoublement avec clivage et scission, mais plutôt dépliement du moi. Lien aussi du seul fait que tout sujet racontant son expérience la considère syntone avec lui-même.

En somme, on pourrait dire que ce qui fait lien est un point de rationalité de l'expérience, autre caractéristique de celle-ci. Voilà sans doute ce qui la différencie d'une expérience de déréalisation ; sa présence est donc importante pour juger de ses suites chez un sujet. C'est pourquoi la certitude soulignée ci-dessus ne peut être l'équivalent de la certitude paranoïaque, par exemple, car c'est bien le poids de la rationalité dans l'apparente irrationalité de l'EMI qui permet de maintenir le sujet en deçà du délire, du dérèglement et de l'angoisse.

Ainsi, on est en droit de rapprocher l'EMI des états modifiés de conscience (ou EMC) tels que G. Lapassade les a présentés. Selon lui, il y a une unité structurelle des EMC, dans la mesure où l'on retrouve, dans le rêve lucide, la décorporation ou la transe hypnagogique, un « veilleur » - trait fondamental - qui surveille et limite le dérèglement. Autrement dit, il existe une unité du sujet dans ces expériences, car l'Autre et le Je ne font qu'un et sont reliés entre eux.

Cependant, il reste à savoir si l'EMI peut supporter une assimilation pure et simple aux EMC. En reformulant la question et en suivant encore Lapassade, on doit plutôt se demander ce qui ferait, au sein de ce groupe, sa spécificité, son identité. En d'autres termes, y a-t-il un cogito de l'EMI formulable, comme Lapassade a pu l'énoncer pour l'état de transe ? Sans doute. Mais encore faut-il se mettre d'accord sur les séquences narratives et constitutives de l'EMI 2.
 
 

Perception de mort imminente

Nous avons vu jusqu'à présent deux points : la certitude et le lien, qui ne sont en définitive qu'un seul et même point. Ce n'est évidemment pas suffisant pour caractériser l'EMI, même si ces aspects sont fondamentaux. Car il en est un autre, qui n'est pas moins fondamental, et que je considère pour ma part comme la pierre angulaire de l'expérience, lui donnant sa particularité et son originalité : c'est la perception d'une mort imminente ou d'un état de mort. J'ajouterai tout de suite, en anticipant, perception consciente ou inconsciente d'une mort imminente ou d'un état de mort.

On sait que ce point est crucial et fort débattu dans les différents textes qui traitent de la question.

Aussi ai-je bien peur de n'ajouter qu'un point de vue de plus, auquel ou se ralliera ou non. En fait, j'ai le sentiment que les différences d'interprétation à ce sujet recouvrent des positions idéologiques. Il n'est donc pas étonnant que ce soit l'interprétation psychanalytique de l'EMI que, du même coup, l'on récuse. Telles sont les positions de Ring et de Sabom lorsqu'ils critiquent les travaux de Noyes et Kletti. Grosso modo, ils rejettent l'hypothèse que l'EMI soit une défense inconsciente devant l'anéantissement, et que la perception consciente d'une mort imminente soit l'élément déclenchant de l'expérience.

Mais il apparaît tout à fait clairement que le fondement de ces critiques est faussé, tant les auteurs n'ont pas la même définition des opérations en jeu ou, ce qui revient au même, tant ils font une utilisation trop sommaire de catégories bien précises.

J'en donnerai pour preuve, en premier lieu, le terme de perception. Car c'est bien en fonction de celle-ci qu'une ligne de partage s'instaure. D'une part, donc, Noyes et Kletti affirment qu'il faut que la conscience d'un danger vital soit présente pour qu'une dépersonnalisation apparaisse (1976) ; de l'autre, Sabom, en particulier (1983), donne des exemples où des dépersonnalisations ont eu lieu en l'absence de perception consciente d'un danger vital. Kenneth Ring, lui, aborde la question avec nuance et perspicacité. Il fait remarquer (1982, p. 94) que, si la perception de l'agonie ou de la mort est bien une composante de l'expérience du substrat, du fait que 92 de ses cas se sont perçus à l'agonie ou morts, il est indéniable que cette « perception » reste avant tout une interprétation par l'individu de signes dont les plus suggestifs, selon lui, sont l'arrêt des sensations corporelles et l'apparition d'une impression de paix et de bien-être lui confirmant qu'il est proche de la mort, ou mort. Toutefois, Ring ne précise pas par quels détours cette impression surgit. S'agit-il d'une information inconsciente, par exemple ? En fait, toute sa méthodologie d'enquête l'empêche d'explorer cette voie plus avant. Pourquoi ? Tout simplement parce qu'il a recueilli de l'extérieur, pourrait-on dire, ses données, et ce à partir d'un schéma préétabli. Par exemple, dans ses travaux sur l'impression ou la perception de mourir, les enquêtes ont été sélectionnées (1982, p. 25) selon certains critères : qu'ils soient les « survivants » d'une agonie mesurée (sur dossier), à partir d'une grille d'évaluation préétablie, et non à partir de la conviction personnelle (justifiée ou non) d'avoir été en mort imminente 3.

Dès lors, il n'est pas étonnant que Ring conclue : « La corrélation des estimations de l'agonie avec la profondeur des expériences d'agonie n'est ni très étroite ni très significative » (1982, p. 117), « exception faite [précise-t-il] des femmes victimes de maladies ». Détail intéressant, qui aurait pu l'alerter... De même, il n'est pas surprenant, toujours en raison de sa méthodologie de recueil des données, qu'il considère que « l'expérience du mourir [---] est en grande partie indépendante des causes qui la déterminent » et que « l'expérience du substrat [est] un phénomène qui se produit indépendamment [c'est moi qui souligne] de facteurs réactionnels, personnels et démographiques » ( 1982, p, 147).

Je le répète, ses conclusions auraient été tout autres s'il était parti, non pas d'une estimation objective de l'agonie, mais d'une estimation subjective de celle-ci ; ce critère me semble déterminant. A sa décharge, ou à son crédit, on peut noter qu'il pondère en même temps les assertions ci-dessus - notamment en évoquant les relations possibles entre les antécédents de l'individu et l'apparition de l'expérience du substrat. Mais il laisse la question ouverte, et l'on sent qu'il ne désire pas s'engager dans cette voie. En fait, à mon sens, il se refuse à interpréter l'EMI à partir d'un schéma psychanalytique finaliste ou fonctionnaliste ; en d'autres ternies, il semble refuser la notion même d'inconscient freudien. Or, cette position me paraît construire un mythe de l'expérience du substrat, que l'on peut d'ailleurs voir déjà fonctionner, revenant à en faire un phénomène isolé, sans relation ni corrélation, échappant à tout projet d'étude fondé sur les sciences humaines. En bref, un objet mythique placé au-delà du paradigme ambiant et qui peut dès lors devenir l'enjeu de toutes les idéologies.

Il m'apparaît beaucoup plus judicieux de considérer l'EMI comme un événement de vie où s'actualise un fantasme dont l'apparition ou le surgissement ponctue la trajectoire du sujet, à un moment précis de l'existence, en fonction de son histoire et, en particulier, de sa position fantasmatique quant à la mort. D'autre part, ce fantasme que permet de dévoiler l'EMI est déclenché justement par l'impression de mourir, en dehors même d'un réel danger vital 4.

Quelques éléments ou indices dans le texte de Ring montrent qu'il avait pressenti cette sorte d'évidence. A la fin du deuxième chapitre de son livre, il étudie en effet un poème envoyé par une femme qui a vécu une EMI et qui tente de traduire méthodiquement, poétiquement, celle-ci. Ring souligne que les figures du discours employées dans ce poème expriment tout à fait les différents sentiments et nuances rencontrés dans les récits d'EMI 5.

En d'autres termes, il établit une équivalence entre ces deux modes d'expression, non pas tant du point de vue du concret qui correspondrait à des items cotables, rendant compte de la profondeur ou de la qualité de l'expérience, mais en fonction de leur capacité à imaginer ce qui s'y joue. Or l'impression subjective d'être mort, comme le laisse entendre Ring lui-même, lorsqu'il écrit qu'il faut bien souvent traduire les éléments d'un récit d'EMI, peut aussi se détecter sous une figure rhétorique. En effet, sa présence déclenche un registre de métaphores ou de symboles, un sens général. Bref, il faut quelquefois rechercher l'allégorique plus que le factuel.

Notre littérature occidentale, en particulier la littérature française du XVIe siècle, en a donné l'exemple le plus complet (voir Mathieu-Castellani, 1988). De même, les représentations de la mort dans l'inconscient demandent une traduction, une glose, et d'ailleurs ce n'est pas parce qu'un rêveur rêve de mort qu'il en est forcément question (voir Freud, 1967).

On pourrait également évoquer ici la perception de la mort chez l'enfant. Je pense, en l'occurrence, aux travaux de la psychanalyste Ginette Raimbault (1976) et aux conceptions de la psychologie génétique sur l'acquisition de la notion de la mort. Pour G. Raimbault, ce phénomène est progressif chez l'enfant. Sur le plan intellectuel, il se signale notamment par l'acquisition de la notion d'irréversibilité, et, sur le plan affectif, par une angoisse de perte. Par ailleurs, l'observation du psychanalyste montre que la mort est symbolisée d'abord par une disparition et qu'elle est appréhendée comme perte de la continuité d'exister, et cela même si l'idée consciente de la mort n'est pas encore forgée.

En somme, il existe un savoir sur la mort, toujours présent, qui trouve à s'actualiser, dans des conditions particulières, par métaphores ou symboles. C'est le cas lorsqu'un sujet est le siège de processus morbides, car ceux-ci ne manquent jamais de se signaler. Cela apparaît aussi au début d'une EMI où les sensations de paix et l'absence de douleur sont à la fois la marque d'une extra-corporéité et les éléments qui « informent » et suggèrent à l'individu son état d'agonie.

Sans conclure sur ce point, je réaffirmerai donc que la « perception » de la mort me semble un des éléments nodaux de l'expérience, dans la mesure où sa présence déclenche sans doute celle-ci, car elle confronte soudainement le sujet à la possibilité de sa propre fin.
 
 

Départ et retour

Pourtant ce dernier point ne suffit pas encore à caractériser complètement l'EMI : elle comporte deux autres pôles indissociables et complémentaires : le départ et le retour. En quelque sorte, on ne pourra parler d'EMI que s'il existe des éléments signifiant l'entrée d'un sujet dans l'agonie, ou ce qui en tient lieu, et son retour. C'est en ce sens d'ailleurs que l'EMI est un fantasme de rappel, structuré de la même façon qu'une expérience de mort/renaissance. De plus, on peut noter que c'est plutôt un « on » qui impose au sujet de revenir : être de lumière, parent décédé, souvenirs des vivants qu'on a laissés, etc.

Je terminerai donc en répondant à la question laissée en suspens tout à l'heure, à savoir : existe-t-il un cogito de l'EMI ? Si l'on considère pour fondamentaux les trois points suivants : la certitude que l'expérience concerne l'individu et le lien que cela implique, la perception de l'agonie ou de l'état de mort, et les deux pôles du départ et du retour, on peut proposer la formulation suivante du cogito : « Je me sais en train de mourir et je vis un trépas merveilleux, mais on me dit de revenir (ou je sais que je dois revenir). »

En fait, on pourrait détailler les choses d'une autre manière, afin de rendre compte de l'expérience avec plus de finesse. Cela donnerait plusieurs moments :

Moment inaugural : « Je sais que je vais mourir. » Décorporation (s'il y en a une) : « Je me sais mort ; je me vois mort. » Phase transcendante : « Je vis merveilleusement ma mort. » Rappel et retour : « On me dit que je dois encore vivre » ou : « Je sais que je dois encore vivre. »

Souvenir/transformation : «Je sais que j'ai été mort et je ne peux plus être comme avant. » Je propose de considérer ces cinq formulations comme les unités structurales de base de l'EMI, Bien entendu, il peut y en avoir d'autres.
 
 

Quels leviers pour une transformation à long terme ?

Il y aurait encore beaucoup à dire sur les témoignages recueillis. D'autres le feront. Cependant, deux choses me paraissent importantes à souligner. L'une est de s'interroger sur la capacité de transformation de l'individu ou de la personnalité développée par l'expérience. L'autre, plus clinique, est la parenté qu'elle petit avoir avec des expériences assez proches et, en particulier, avec la névrose traumatique.
 
 

Un remaniement identificatoire

Si l'EMI est autant une expérience de transformation de la personnalité, c'est-à-dire si elle produit un véritable état modifié de subjectivité qui perdure chez la plupart des sujets, c'est probablement en raison des remaniements identificatoires importants qui surviennent alors. On peut même avancer l'hypothèse que l'expérience place le sujet dans des conditions comparables au processus d'identification. Mais pas n'importe quelle identification ; il s'agit en effet d'une identification touchant l'identité, donc la plus précoce, la plus fondamentale - celle qui a pour support le corps comme médiateur de la réalité.

Pour étayer ce point de vue, les développements de Lacan à propos du stade du miroir sont utiles (1966). Selon cet auteur, le petit homme, « l'infans », aux alentours de six mois, fait, par anticipation, une première expérience d'unité, en manifestant de l'intérêt pour son image dans le miroir. Cette première phase est suivie d'une deuxième, où il sait que ce qu'il voit n'est qu'une image. Enfin vient une troisième phase où l'enfant sait que celle image est la sienne (18 mois).

Il y a anticipation parce que la sensation d'exister entier comme sujet ne viendra que plus tard. Toutefois, la personnalité trouve, dans ce processus, sa base structurale : le sujet s'identifie à ce qui lui est extérieur, Avant Lacan, Henri Wallon avait fait la même remarque à propos de la représentation du corps propre chez l'enfant. Celle-ci, écrivait-il, ne peut se faire qu'en s'extériorisant, notamment par l'attirance pour les enfants du même âge (Wallon, 1980).

Or que se passe-t-il chez un sujet vivant une EMI, si ce n'est un processus qui ressemble à la troisième phase du stade du miroir ? Il reconnaît en effet son corps propre, mais, cette fois, il a la certitude qu'il s'agit, non pas d'une image de celui-ci - une sorte de rêve ou d'hallucination -, mais bien de sa réalité.

Or cette réalité est vécue comme transcendante à tous les niveaux et, en particulier, au niveau des limites et de la représentation du moi liée à la représentation du corps. Celui-ci devient, en effet, un moi transcendé par cette expérience du mourir sans angoisse. Et c'est en cela d'ailleurs que cet « autre » moi peut être le support de nouvelles identifications,

On peut ainsi avancer que cette expérience est moins archaïque et régressive que celle de l'héautoscopie ou de l'hallucination. Elle est, au contraire, symboligène. Dans ce sens, il n'est pas étonnant que Wallon, dans le texte évoqué ci-dessus, ait noté que le processus de représentation du corps propre s'observe encore chez l'adulte, chez des moribonds et des noyés (1980, p. 228).
 
 

Le négatif de la névrose traumatique

Ce thème de l'identification et de la symbolisation introduit mon deuxième point : les névroses traumatiques. D'emblée, je dirai que celles-ci sont l'exact négatif des EMI. Les conditions qui mènent à de tels états psychopathologiques ressemblent, en effet, très souvent à celles qui sont liées aux EMI : accidents, noyades, combats, etc. Selon C. Barrois, l'auteur contemporain qui s'est le plus penché sur la question (1988), la névrose traumatique est à relier à « l'image de la totalité [du sujet] menacée de façon certaine et aiguë » (c'est moi qui souligne). Mais cette crise qui voit se déployer le « spectre de la mort » ou de l'arrêt de la vie se transforme en catastrophe, devient dérégulation qui ne peut être dépassée. En bref, il y a névrose traumatique lorsqu'un sujet soumis à « l'imminence du corps à corps fatal [ne peut] échafauder une formation de suture [c'est moi qui souligne]. Se développe alors une kyrielle de symptômes psychosomatiques sur fond dépressif, rebelles à toute médication et nécessitant une prise en charge psychothérapeutique ».

Ici, donc, le sujet n'a pu faire fonctionner un idéal et utiliser «l'opportunité » de la situation pour se transformer. Il reste plutôt englué dans un trauma et hanté par la mort. Rien de comparable par conséquent avec l'EMI, puisque justement celle-ci permet apparemment l'inverse.

Pourquoi tel sujet développera-t-il une EMI, plutôt qu'une névrose traumatique ? On pourrait avancer qu'a priori le rôle du refoulement fait la différence. Dans la névrose traumatique, il y a, en effet, échec de celui-ci, accompagné d'une répétition; dans l'EMI, ce serait au contraire une réussite, suivie d'une sublimation. Mais, en définitive, les choses ne sont peut-être pas aussi tranchées, et il est sans doute encore trop tôt pour répondre à cette question. Cela dit, cette interrogation renforce l'idée qu'une EMI n'est pas accessible à n'importe qui. De là à penser qu'il y aurait une structure de personnalité, ou des prédispositions favorisant une telle émergence, il n'y a qu'un pas, qu'il faut bien se garder de franchir prestement.

Si le phénomène peut être compris, il faudra avoir recours à des modèles pensant la complexité, afin de combiner une histoire personnelle et une histoire événementielle.

Ces quelques hypothèses se bornant, pour le moment, à ouvrir le débat, j'inviterai, pour conclure, chacun à plus de méthodologie, comme le demandait le psychanalyste Michel de M'Uzan à propos du défilé panoramique de la vie chez le mourant (De M'Uzan, 1977, p. 191) : « Il faut retourner à l'observation pour saisir et s'interroger sur la finalité de cette activité psychique. »

C'est donc pour tenter de comprendre la finalité de ce travail de « transpas », comme je suggère de le nommer, que je me propose de continuer à conduire des entretiens avec des expérienceurs.
 
 

1. Je préfère dire Expérience de mort imminente (EMI) plutôt que NDE, parce que cette appellation française lui est antérieure. Elle fut inventée à l'occasion d'un débat qui s'est déroulé en France, au XIXe siècle. Voir mon article dans le Bulletin de l'IANDS, n°l 1, 1991.

2. K. Ring (1982, p. 39) écrit que l'agencement des cinq séquences de base de l'expérience du substrat représente une narration.

Voir l'article très suggestif du psychanalyste D.W. Winnicott « La Crainte de l'effondrement », Nouvelle Revue de psychanalyse, n° 11, printemps 1975, Gallimard, p. 35-44. Il y est notamment question des « agonies primitives » et de la crainte inconsciente de la mort.

4. Cette position a déjà été développée dans mon article « L'EMI, un événement de vie ? ». Bulletin de l'IANDS, n°9, 1990.

5. L'étude récente de K. Ring et C. J. Rosing sur les antécédents et les répercussions des NDE montre que K. Ring a confirmé son intuition- Voir le compte rendu d'E.-S Mercier sur le congrès international sur les NDE, Washington, août 1990, dans le Bulletin de l'IANDS, n°9.
 
 

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES


BARROIS C., Les Névroses traumatiques, Dunod, 1988.

FREUD S., L'Interprétation des rêves, PUF, 1900,

LACAN J., Ecrits, Ed. du Seuil, 1966.

LAPASSADE G., Les Etats modifiés de conscience. PUF, coll. « Nodules », 1987.

MAHIEU-CASTELLANI G., Emblèmes de la mort. Le Dialogue de l'image et du texte, Nizet, 1988.

M'UZAN M. de. De l'art à la mort. Gallimard, 1977.

NOYES ET KLETTI, « Depersonalization in the Face of Life Threatening Danger: a Description », Psychiatry, n° 39, 1976, p. 19-27.

RAIMBAULT G., L'Enfant et la Mort. Privat, 1976.

RING K., Sur la frontière de la vie, Laffont, 1980.

SABOM M., Souvenirs de la mort, Laffont, 1982.

WALLON H., Les Origines du caractère chez l'enfant, PUF, 1930-1932 ; coll. « Le Psychologue », 1980.

 

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2.

 

TRANSFORMATION DU RAPPORT AU CORPS ET RÉUSSITE DE L'INTÉGRATION DANS LA NDE

Djohar Si AHMED
Psychanalyste


« Ici, il est question de la dispersion et de la dissolution de l'égoïsme qui sépare [...]. L'égoïsme et là cupidité isolent les humains. C'est pourquoi il faut qu'une émotion religieuse s'empare de leur coeur. Il doit se dissoudre, pris d'un frisson sacré devant l'éternité, se sentir saisi d'émoi devant la présence pressentie du créateur commun de tous les êtres, et faire l'expérience de l'unité grâce à la puissance du sentiment de communion. »

Le Yi King, hexagramme 59,
« La Dispersion »


 
 

Rien de ce qui est humain ne saurait être étranger à la psychanalyse

Vaste sujet, terre quasi inexplorée... L'abord psychanalytique des NDE et des récits des expériences nécessiterait, à l'évidence, des développements considérables. Aussi bien par les problèmes épistémologiques qu'ils soulèvent que par les subtilités cliniques de chacun des cas rencontrés. Aussi ai-je choisi, dans le cadre de cet article, de ne pas présenter d'analyse psychopathologique particulière, mais de poser quelques jalons d'une réflexion psychanalytique, en ayant bien conscience qu'il s'agit surtout de prémices à une véritable recherche sur ce sujet, dont la singularité même appelle une modification radicale des préconceptions théoriques de la psychanalyse. Le premier paradoxe auquel un psychanalyste est confronté, dans l'abord de ces expériences, est lié au fait que rien de ce qui est humain ne saurait lui être étranger, alors même qu'à bien des égards la NDE se présente comme un objet non métabolisable par la pensée psychanalytique.

La conscience de la mort, corrélative de la conscience de la finitude, de la conscience de contrainte et de la conscience du temps, fut, dès les temps préhistoriques, un moment décisif du processus d'humanisation, repérable par l'apparition des premières sépultures et donc des premiers rites funéraires.

Cette émergence fut à l'origine de tout un imaginaire sur la mort, longtemps fantasmée comme le moment d'un bilan, moment de comptes et de règlements de comptes, d'estimations du rapport entre bonnes et mauvaises actions. Ces conceptions sado-masochistes sous-tendaient les croyances à l'enfer et au purgatoire, et faisaient du remords et de la culpabilité la seule voie possible de rédemption.

Ce faisant, de nombreux rites funéraires s'organisèrent autour de la personne du mourant, avant et après sa mort clinique, assurant, surtout dans les sociétés traditionnelles, son accompagnement, l'élaboration et le dépassement des angoisses prae et postmortem, par le groupe familial et social. Ces rites intervenaient comme des moyens de réintégration, dans l'ordre symbolique, de tous les débordements imaginaires et de toutes les angoisses inhérentes à une telle situation, chez le mourant comme parmi ses proches.

Avec l'avènement de la société préindustrielle, la mort est devenue, en Occident, l'un des tabous les plus prégnants de notre société. Évacuée, niée, elle est souvent corrélative de la mise en échec de la toute-puissance médicale. D'autres que nous ont développé dans le cadre de cet ouvrage les conséquences dramatiques de cette exclusion de la mort, qui cesse d'être intégrée au processus de la vie et fait disparaître tous les rites de passage, si importants dans les sociétés traditionnelles, laissant, de ce fait, les mourants face à la solitude aseptisée de l'hôpital,

La NDE, ou expérience de mort transitoire, est un fait clinique qui, jusqu'à ces dernières années, s'est trouvé radicalement exclu du champ de la médecine, et également de la conscience et du discours collectifs. Cependant, on en trouve des traces, des élaborations, des récits, dès ]'Antiquité, dans les Livres des morts égyptien et tibétain, mais également dans des oeuvres plus récentes, littéraires ou picturales, par exemple chez Jérôme Bosch, Dante, on Gustave Doré.

Absentes du discours médical, la mort réelle et la NDE le sont également du discours psychanalytique. La spiritualité, le paranormal, la naissance et les traumatismes fondamentaux qui l'accompagnent restent également exclus de la théorisation psychanalytique, comme si la bizarrerie même de ces expériences ne pouvait s'intégrer an corpus médical et psychanalytique, à ce qu'il est de bon ton de penser ou de concevoir, qu'on soit médecin, psychanalyste, journaliste ou même prêtre,

Ce rapprochement de la médecine et de la psychanalyse pourra sembler un peu excessif, mais, s'il est vrai que la démarche de la psychanalyse a été conçue en opposition à celle de la médecine classique, elle fait toujours amplement référence à tout un arrière-plan socioculturel, religieux et scientifique. Ainsi en est-il de la place accordée par la psychanalyse à une démarche rationnelle, fondée sur le concept de causalité, visant à rechercher et à dévoiler le sens caché et inconscient des symptômes, ce qui aboutit, « incidemment », à leur disparition. D'une façon certes plus subtile que ne le fait la tradition religieuse, elle mobilise également toute la dynamique inconsciente liée à la culpabilité, dans un lent travail de mise en Sens (par conscientisation), qui permet, en principe, la levée du refoulement secondaire, responsable de l'amnésie infantile. Le sujet peut alors accéder à une plus grande liberté intérieure.

Les effets des traumatismes infantiles sont traités de la même façon, leur prise de conscience permettant un lent travail de perlaboration, puis de dépassement de ces positions infantiles liées au trauma. Le traumatisme n'étant, somme toute, qu'un cas de figure par rapport à la culpabilité, dans la mesure où l'élément pathogène n'est plus le sujet lui-même, mais un objet ou une situation extérieure. La psychanalyse ne travaille, de ce fait, et pour l'essentiel, que sur le négatif : le malheur, la haine, les inhibitions, le manque, les blessures narcissiques, etc.

Les NDE, les visions « folles » qui leur sont liées, l'aventure élationnelle, voire spirituelle qu'elles représentent - pour la majorité - sont, à bien des égards, des matériaux difficilement compatibles avec la pensée médicale on psychanalytique. C'est sans doute pourquoi ces récits extraordinaires ont été soit tus, soit seulement communiqués aux femmes de salle ou aux aides-soignantes des services de réanimation.

Dans une perspective plus historique, la scotomisation, la négation des NDE est contemporaine de l'exclusion de la mort en tant que principe d'existence, d'aboutissement et d'achèvement de la vie, et par là même, intégrée au processus de la vie. Si les NDE sont donc exclues du champ médical, c'est évidemment en référence à l'instauration du tabou de la mort : le médecin est là pour les vivants, pour éviter la mort. Cette dernière représente un échec insupportable pour la toute-puissance médicale, de même qu'une guérison qui adviendrait sans le secours de la médecine officielle serait tout aussi irrecevable.
 
 

Mort et psychanalyse

Lorsque, dans les années soixante, Elisabeth Kübler-Ross chercha, dans la bibliothèque de médecine de Denver, des ouvrages médicaux sur la mort et sur le passage de la vie à la mort, elle fut stupéfaite de n'en trouver aucun, parmi les centaines de milliers d'ouvrages disponibles. Si les médecins n'ont rien à dire sur la mort, au point même qu'ils sont incapables d'en proposer une définition stable et cohérente - si ce n'est celle qui pourrait se référer au non-fonctionnement de tel ou tel organe -, les psychanalystes sont encore moins diserts, car la mort en tant qu'expérience vécue, en tant que mort réelle, est à ce titre étrangère au champ de la psychanalyse tel qu'il a été défini par Freud et ses successeurs. De fait, l'objet d'étude privilégié de cette discipline reste avant toute chose le discours. Tout doit y être parlé, et en particulier le corps, le sexe et la mort. La mort, comme Lacan l'a écrit, est donc du côté du réel, et, dans cette perspective, les psychanalystes n'ont rien à en dire...

Et pourtant, la mort est constamment présente dans le discours et les écrits psychanalytiques. Mais de quelle mort s'agit-il en fait ?

L'imaginaire, en tant qu'espace privilégié de la vie psychique, est aussi le terrain sur lequel se situent la réflexion et la pratique de la psychanalyse. La mort dont il est question est donc, avant tout, une mort parlée, de laquelle on peut, le cas échéant, inférer une mort imaginaire, une représentation de la mort qui n'est, in fine, que la représentation de la mort de l'autre, un sentiment de manque fondamental, éventuellement vécu corporellement. Cet ensemble de considérations amène les analystes à affirmer que la mort en tant que telle n'existe pas pour l'inconscient, si ce n'est sous la forme d'un analogon de l'angoisse de castration. Il peut aussi s'agir de l'élaboration d'une angoisse plus archaïque, d'abandon, de séparation, voire de morcellement.

D'autres développements ont conduit Freud 1 à postuler l'existence de pulsions de mort, qui seraient l'expression de forces psychiques corrélatives d'un « moins de vie ». Cette hypothèse, certes très contestée par les analystes contemporains, postule l'existence, à partir de la compulsion de répétition, d'une pulsion de mort tendant à un retour vers l'inorganique. En effet, la répétition, dans la mesure où elle est renfermement sur un système clos rejetant le changement, les réaménagements, se présente comme un ensemble de dispositions apparemment contraires à la vie.

La maturation de la psyché humaine est envisagée comme étant liée à une capacité de plus en plus grande à assumer - notamment par la mise en place de nouveaux mécanismes de défense - le manque à être, et aussi à se libérer, dans une certaine mesure, de cette compulsion de répétition. L'assomption du manque, du changement, de la séparation devient donc synonyme de maturation psychique, de l'évolution d'un Moi qui cesse de fonctionner selon les modalités d'un système clos (avec toute la fragilité que cela suppose), pour accéder à un fonctionnement propre aux systèmes ouverts, par le passage du Moi-plaisir purifié an Principe de réalité.

Ce processus, corrélatif de l'assomption et du dépassement du manque, et donc, in fine, d'une « certaine idée » de la mort, serait lié au cheminement psychanalytique ou, de façon plus aléatoire, au cheminement même de l'existence.

Mais la mort, ou plutôt le symbolisme de la mort, sa reprise ou sa mise en scène, dans les sociétés traditionnelles, ont fait et font partie de toute initiation ; mourir pour renaître à une vie nouvelle.

La. mort et sa traduction initiatique sont alors perçues comme ce qui délivre des forces négatives ou régressives, comme une force dématérialisante, permettant à la fois la libération de l'esprit - l'accès à la spiritualité - et la régénérescence. En résumé, l'acceptation de la mort, à un niveau donné de l'évolution psychique et spirituelle d'un sujet, est corrélative de l'accès à une vie plus mature.

L'angoisse de mort pourrait donc, au terme de ces réflexions, être considérée comme l'expression d'une résistance au changement, et la NDE elle-même comme un événement ayant valeur de rite initiatique

La mort fantasmée sur laquelle se sont penchés les psychanalystes serait une élaboration de cette angoisse de mort, un refus donc de la mort dont il est facile de démontrer, par un détour purement formel et logique, qu'elle s'intègre facilement à la fantaisie imaginative, ou au fantasme décrit par De M'Uzan dans Si j'étais mort (SJEM), fantasme au terme duquel mon existence se poursuit puisque j'assiste à mes propres funérailles (ma mort, en tant qu'anéantissement, n'existe donc pas).

On voit donc se profiler toutes sortes de constructions conceptuelles, se référant apparemment à la mort, mais qui, à y regarder de plus près, ne concernent que des aménagements de l'inconscient et une dynamique pulsionnelle. On se trouve ainsi très loin d'une possible appréhension de la mort réelle.

Je ne prétendrais pas, pour ma part, me livrer à l'approche psychanalytique des NDE, qui est en elle-même, et dans l'état actuel des connaissances et de la pratique psychanalytique, totalement inconcevable. Et d'ailleurs, comme l'écrivait Octave Mannoni, « on ne peut sublimer la mort, puisque ce n'est pas un mode de vie ».

Aussi, la mort dont il s'agit en psychanalyse est une mort parlée et si l'on comprend aisément que les psychanalystes n'aient rien à dire de la mort physique, il n'en demeure pas moins étonnant qu'ils ne se soient guère penchés sur les récits des expérienceurs, récits d'une expérience de mort qui n'a, et c'est là le point le plus extraordinaire, rien à voir avec la mort réelle (puisqu'ils en sont revenus).

Quelle que soit l'hypothèse posée sur la nature exacte de l'expérience (hallucinatoire, mystique, spirituelle ou extatique), le matériel véhiculé par le récit d'un sujet mort cliniquement puis réanimé peut être considéré comme un matériel possiblement psychanalytique, malgré ces particularités qui ne peuvent être sous-estimées :

- le discours des expérienceurs ne se situe pas dans le cadre d'une demande psychothérapique ;

- il a été et reste encore perçu comme irrecevable par celui qui l'énonce : moment psychotique, ou délire prenant tout à coup réalité ;

- par ailleurs, et si la nature hallucinatoire ou délirante se trouve récusée, se présente une autre option, celle d'une expérience spirituelle an sens étymologique et premier du terme : témoignage d'une vie psychique transcendant le corps réel, pouvant se manifester, penser, ressentir, percevoir, en dehors de lui. Hypothèse difficilement envisageable pour un psychanalyste « classique », pour lequel les limites du corps et de la psyché sont et doivent toujours être le plus clairement définies possible. S'il arrivait qu'elles ne le fussent point, le rôle de l'analyste est alors de conjurer les débordements imaginaires à l'origine de cet estompage des limites du Moi. Problème épistémologique de première importance et qui se posa déjà pour moi, dans les mêmes termes, lorsque je tentai, lors d'un précédent travail, de poser un regard psychanalytique sur les manifestations paranormales.

Préconception psychanalytique mais aussi esprit du temps, moment de l'histoire des mentalités, le matériel recueilli auprès des expérienceurs est, de toute façon, sélectionné, filtré, censuré, travesti en fonction des présupposés d'un auteur et/ou d'un témoin. C'est bien là que réside la profonde originalité du travail du Dr Moody qui publia, il y a plus de vingt ans, les premiers récits de NDE.

Comment, en ce début de 1991, le grand public se représente-t-il la NDE ? Quelles sont sa place et sa définition dans l'inconscient collectif de notre temps ?

Un filin récent, Flatliners (en fiançais : L'Expérience interdite) nous apporte à cet égard quelques réponses. Un film n'est certes pas l'équivalent d'un document clinique, ni le reflet d'une étude sociologique, mais, jusqu'à un certain degré, on peut considérer qu'il participe un peu des deux.

Flatliners reflète donc, à travers les choix de son réalisateur, les croyances et les opinions sur les NDE d'une grande partie de notre société. Rappelons le thème de ce film :

Il s'agit de cinq jeunes internes en médecine, qui décident, sous l'impulsion de l'un d'entre eux, de faire l'expérience de la mort clinique transitoire, en prenant les plus grandes garanties de réanimation, et ce, afin de vérifier l'hypothèse d'un au-delà de la vie.

Bien que quelques éléments typiques des NDE se retrouvent de-ci, de-là dans ce film, l'essentiel de l'action et des événements tend à ramener le sujet dans an processus analytique extrêmement conventionnel. Les héros de cette aventure, poursuivis par leur passé refoulé en raison d'un trop-plein de culpabilité, obtiennent, par cette tentative de mort clinique, la levée de l'amnésie infantile pour affronter leur expérience traumatisante. Le traumatisme et l'angoisse inhérente à sa reviviscence se situent, tout comme dans l'analyse, dans un schéma judéo-chrétien, an terme duquel le pardon, la compassion ou le travail de la mise en Sens peuvent, enfin, ramener la paix.

Si l'intention du réalisateur était, en faisant ce film, de nous mettre en garde contre la fascination de la NDE, il n'en demeure pas moins qu'il interprète la NDE ni plus ni moins comme un travail analytique, avec, en plus, les dangers d'une mort réelle. Seuls les traumatismes de l'enfance y sont rencontrés.

Bien que la NDE puisse parfois revêtir, selon les témoignages des expérienceurs, cette dynamique et ce contenu, elle est le plus souvent en opposition avec ce schéma, fort proche du modèle psychanalytique, où la culpabilité et son dépassement occupent une si grande place

La psychanalyse, en tant que pratique et mode de pensée, ne s'est certes pas définie indépendamment de ce contexte socioculturel, même si parfois elle s'est située en opposition radicale avec les idéologies du moment.

La NDE va se trouver complètement en porte-à-faux par rapport à ce modèle psychanalytique relativement classique, aussi bien par la nature même du matériel qui y surgit que par la position du sujet qui la vit. En effet, il est loisible de relever les différences suivantes entre l'expérience psychanalytique et l'expérience de la NDE :

- la notion même de trauma disparaît dans la NDE, pour faire place à une expérience élationnelle et spirituelle (sauf dans les NDE négatives) ;

- il y a non seulement levée de l'amnésie infantile, mais de surcroît hypermnésie ; le sujet accède d'emblée à une compréhension profonde ou plutôt à une connaissance (qui serait de l'ordre de la révélation) de tous les sentiments et façons d'agir du petit enfant qu'il a été, et de toutes les interactions enjeu dans les situations passées un présentes ;

- cela dans le cadre d'une vision panoramique de l'existence, où les limites entre mondes extérieur et intérieur s'estompent, tout comme les notions de temps et d'espace, de soi et de l'autre.

C'est donc d'une révélation de l'intériorité de soi et de l'autre qu'il s'agirait dans la NDE, révélation où un rôle considérable serait joué par la confrontation du sujet à un affect primordial, indicible, mais toujours décrit par les expérienceurs, de façon univoque, comme une lumière centrale, un véritable Amour/Sens. Il s'agirait d'une confrontation à une sorte d'absolu face auquel tout pourrait se réparer, se restructurer, reprendre un sens heuristique, y compris le mode d'être au monde du sujet, sa vie relationnelle et son identité.

L'évolution de certains expérienceurs le confirme : les changements réalisés au cours de la NDE sont parfois fulgurants, fondamentaux et semblent affecter les structures même de la vie psychique des sujets.

De tels changements s'observent également - en fait très rarement - dans le cadre d'un travail analytique, mais ils exigent de longues années de déconstruction et de construction, dans lesquelles l'intellect joue le rôle principal, et l'affect - certes posé par Freud comme élément moteur du travail analytique 1- est cantonné, de fait, dans une position incidente.

Il faut reconnaître que, aujourd'hui comme hier, et au-delà de leur grande variabilité d'un sujet à l'autre, les récits de NDE montrent la réalité d'une expérience universelle transcendant les cultures, et, pour une part, la problématique de chaque sujet. « Pour une part » apporte une restriction de taille, car les chercheurs, principalement américains, qui se sont penchés sur les NDE, ont jusqu'à récemment largement occulté l'histoire du sujet, sa problématique et le sens que peut revêtir, dans l'existence du sujet, l'apparition de cette expérience délimitant définitivement, pour les expérienceurs, un avant et un après.
 
 

Processus de la NDE et processus de la naissance :

deux expériences de la fusion-défusion

Cela posé, rien ne nous empêche de faire l'hypothèse que les NDE correspondent à un état intermédiaire entre la mort réelle et la mort imaginaire. Ni tout à fait réelle, ni tout à fait imaginaire, la NDE se situerait, en effet, dans un entre-deux, sur une scène à la jonction de la mort réelle (psychique et physique) - sur laquelle il est, par définition, impossible de discourir - et de la mort rêvée, anticipée, imaginée, dont le sujet est par définition exclu, puisque, bien que mort, il se pense pensant (cf SJEM).

Ainsi, Didier Anzieu a-t-il décrit, non sans humour, la façon dont la lecture du journal Le Monde est pour lui prétexte à la satisfaction d'un « désir essentiel » mais caché, qui est d'apprendre le nom des morts de la rubrique nécrologique, en se posant finalement une question plus fondamentale : « Vais-je trouver cette fois mon nom dans les colonnes nécrologiques du journal ? » Poussant sa fantaisie plus avant, Anzieu se trouve confronté à une « alternative, fréquente dans la création tout court, entre une collusion et une collision. La collision : je trouve mon nom dans la liste des défunts, l'émotion me submerge, je perds connaissance, je tombe évanoui, ou pis, la nouvelle de ma mort me tue. La collusion : à peine ai-je découvert mon patronyme parmi les noms des disparus que je mesure le parti à en tirer. Je délègue mon double dans le catafalque. Afin de m'assurer de leur complet déroulement, j'assiste, déguisé, à mes propres obsèques. Et vite, avant qu'on ne subodore la méprise et que les innombrables institutions auxquelles je suis asservi ne jettent à nouveau leur grappin sur mon bateau libre, je file, ailleurs, vivre mon autre vie, une vie qui ne dépendrait enfin que de moi, dans cet intervalle supplémentaire, tranquille et joyeux jusqu'à ma seconde et dernière mort. Si peu intellectuel soit-il, James Bond avait trouvé la juste formule : on ne meurt que deux fois » (Anzieu, 1981) 2.

Si les psychanalystes se sont plus préoccupés de la mort imaginaire que de la mort réelle, la référence aux NDE n'est pas totalement absente des écrits psychanalytiques. Ainsi Anzieu aborde-t-il ce thème et en propose-t-il une interprétation.

Selon lui, les récits des morts cliniques réanimés sont, par la mise en scène hallucinatoire du panorama de leur vie, accompagnés ou non de la rencontre avec la lumière, des aménagements imaginaires à l'égard de l'épouvantable angoisse de la finitude et de la mort. À ces angoisses s'opposerait un fantasme de recommencement éternel, sorte de boucle qui se refermerait, mort qui préluderait à une renaissance, préludant elle-même à une autre mort, etc. De fait, de nombreux rapprochements peuvent être envisagés entre le récit des NDE et ce que nous pouvons inférer ou fantasmer de la vie foetale et de la naissance, soit par l'analyse de rêves dits de naissance, soit par l'analyse du matériel obtenu dans le cadre de régressions hypnotiques, ou encore lors de la reviviscence de ces états archaïques, par la pratique du travail de respiration holotropique 3 :

- Même sensation de flottement, même traversée de tunnel, même débouché sur une lumière étrange et indicible, mêmes rencontres avec des ombres, des personnages, un bain de paroles, etc.

Ce faisant, quelques aspects de l'expérience et du fait clinique que constitue la NDE cadrent mal avec ce point de vue rapprochant NDE et naissance. Bien plus, des différences essentielles peuvent être signalées entre le processus de la naissance, dans ses aspects physiologiques - et psychiques - et ces expériences de mort clinique

- Alors que le corps du foetus subit, lors de la traversée de la filière pelvi-génitale, des traumatismes majeurs, dont le corps gardera la mémoire, plus ou moins indépendamment de la psyché (mémoire pouvant être retrouvée dans les états de conscience non ordinaires), le corps d'un expérienceur ne semble plus être qu'une pauvre dépouille, dérisoire, regardée par lui avec une certaine commisération : « dire que ce corps était au centre de toutes mes préoccupations et de toutes mes souffrances... »

- Alors que la fantaisie SJEM, ou la vision panoramique de la vie, peut être interprétée comme un renoncement à la vie actuelle, permettant d'en rêver une meilleure, une plus longue, une « ailleurs», l'expérienceur fait état d'un scénario radicalement inverse. Il est invité ou il prend conscience de la « mission » (créative, éducative, spirituelle) à partir de - et dans - sa vie actuelle. Il s'agit là non pas de l'élaboration d'un scénario imaginaire pour une autre vie, mais d'un renoncement à cette autre vie dans l' « au-delà » que le sujet aurait pu avoir, pour mieux vivre celle dans laquelle il se trouvait avant l'expérience de NDE.

- Il est enfin difficile de rester dans le cadre interprétatif, où la primauté est donnée à l'imaginaire, à un imaginaire correctement servi par un système neurophysiologique efficace. Nous nous trouvons ici face à une réalité médicale, celle d'un corps mort à lui-même quelques minutes, minutes pendant lesquelles surgissent des processus psychiques qui, à l'évidence, échappent an statut de simples fantaisies imaginatives ou de simples hallucinations.

Si les NDE sont les grandes absentes du champ analytique, elles rejoignent, comme je l'ai déjà dit, d'autres sujets qui défient tout autant les cadres classiques de cette conceptualisation : la parapsychologie, le corps réel, la joie, l'extase ou la spiritualité. Tout se passe comme si la psychanalyse, désaliénant le sujet, lui redonnant sa place de sujet parlant et désirant, le faisait uniquement sur un plan horizontal, biographique, relationnel et chronologique, oubliant, ou négligeant, toute préoccupation relative à des effets d'ouverture du champ de conscience : émergence spirituelle, expérience mystique, ou simple état de conscience non ordinaire qui fait accéder le sujet à une dimension qui est celle de la verticalité.

Les NDE constituent, de ce fait, un matériel hétérogène au champ de la psychanalyse. Leur dimension spirituelle, l'ouverture qu'elles réalisent sur d'autres dimensions font qu'elles relèvent moins de l'analyse que du domaine de l'herméneutique.

L'herméneutique, ou « science de la critique et de l'interprétation des textes bibliques ». selon Larousse, se réfère à ce qui est caché et ce à quoi il est possible d'accéder par une connaissance qui serait de l'ordre de la révélation. Cela s'oppose radicalement à la découverte du caché auquel la psychanalyse cherche à accéder par un travail de décodage et de conscientisation.

Plus que d'une compréhension, c'est donc d'un sentiment personnel qu'il pourrait s'agir et, à cet égard, le témoignage de personnes ayant vécu à la fois l'expérience de l'analyse et celle de la NDE nous est particulièrement précieux. Ici, le mot compréhension perd son sens pour être remplacé par celui de révélation ou action de dévoiler, de laisser voir. La compréhension pouvant plus ou moins se superposer à ce qui serait de l'ordre du savoir, la révélation est ce qui serait de l'ordre de la connaissance.

Sentiment d'une « libération intérieure » apportée par la psychanalyse, sentiment d'une « ouverture sur une autre dimension, amenée par l'extérieur » propre aux NDE. Ainsi s'exprime une de nos amies ayant vécu les deux expériences qui précise par ailleurs, de son point de vue très privilégié, quelques oppositions :

« Si la psychanalyse permet d'être plus libre vis-à-vis de la vie, la NDE bouleverse celle-ci totalement.

[...] La psychanalyse vous fait évoluer dans la vie même, permet d'être davantage soi-même ; la NDE vous propulse, indépendamment de votre propre volonté, bien au-delà de vous-même, dans des zones surhumaines, inaccessibles normalement ; la première incite à vivre pleinement, la seconde à dépasser le comportement habituel, à évoluer moralement. La psychanalyse fait devenir soi-même, pas plus ; la NDE nous incite à monter d'un cran, à dépasser les valeurs habituelles » (communication personnelle).

Ces grands bouleversements, dont la nature exacte reste encore très énigmatique, s'accompagnent pourtant d'effets incidents qui, eux, sont tout à fait accessibles à la réflexion psychanalytique, quand bien même ils pourraient déjà constituer, en eux-mêmes, un défi par rapport à elle.

Ainsi en est-il de la relation du sujet à son propre corps.

Le corps dans l'analyse est avant tout un corps parlé, un corps fantasmé, un corps qu'on dit également imaginaire, à l'origine du concept d' « image inconsciente du corps » de Françoise Dolto.

Cette image inconsciente est liée, selon cette dernière, à toute une série de limitations ou de castrations imposées par la loi (loi du désir), ramenant le sujet dans la voie de la symbolisation. Telles sont les conditions mêmes de l'humanisation, au terme de laquelle le sujet se constitue, sur la base d'un narcissisme de plus en plus efficient, dont l'image du corps est le support.

Une telle conception privilégie bien évidemment la fonction du langage adressé à l'enfant et l'élaboration symbolique qui en résulte. L'originalité des observations de Dolto a été de montrer, à la faveur de situations beaucoup moins exceptionnelles qu'on ne le pense, la totale indépendance de cette « image inconsciente du corps » (je pourrais dire aussi psychisme ou narcissisme en suspens) à l'égard du corps réel et de son fonctionnement neurophysiologique:

- capacité d'entendre et de métaboliser des interprétations chez des sujets atteints de coma profond (et qui disent, ultérieurement, s'être décorporés) ;

- apprentissage d'une langue étrangère chez un enfant français hospitalisé à la suite d'un très grave accident de la route, dans un service de réanimation italien ;

- effets de restructuration symbolique à distance, etc.

Pour résumer les choses à l'extrême, l'accès au registre symbolique est, pour Dolto, lié à toute une succession de castrations symboligènes, aboutissant à la constitution de cette « image inconsciente du corps », noyau psychique, centre du narcissisme, susceptible de s'autonomiser du corps réel, bien qu'il ait été constitué à partir de lui.

Dans certaines NDE (pas toutes, bien sûr), ce long cheminement, consubstantiel de la maturation psychique et du travail de l'analyse, se trouve comme réalisé d'un seul coup et de façon fulgurante. Le corps réel cesse d'être le lieu d'un enfermement, auquel il n'était possible d'échapper que par la fantasmatisation, c'est-à-dire par des débordements de I'imaginaire. Le sujet peut s'échapper du corps réel pour mieux le regarder, mieux en percevoir les angoisses, les contours douloureux, les trous, les pleins et les vides.

Le résultat de cette « escapade de la psyché » serait une modification complète des données de cet imaginaire lié au corps, conditionnant le mode d'être au monde du sujet. Tous les débordements imaginaires perdent brusquement leur raison d'être ; s'impose alors au sujet une image de lui-même et de son corps qui le transcende. Cela pour les NDE positives et les effets positifs des NDE.
 
 

NDE négatives et effets négatifs des NDE

Il est cependant un autre aspect de ces expériences dont il faut maintenant parler, bien qu'un certain consensus de silence se soit fait depuis les premières publications de R. Moody. Il s'agit des NDE négatives et des effets négatifs des NDE.

Ce n'est, en effet, que très récemment, et de façon incidente, que des témoignages de NDE négatives furent publiés, en raison sans doute des présupposés des premiers auteurs qui ne firent état que de NDE positives.

Le témoignage de Curd Jurgens cité par S. Grof (La Rencontre de l'homme avec la mort4), tout comme le cas d'une jeune femme rencontrée dans ma pratique, montrent que, parfois, et pour des raisons qui restent à explorer, le sujet se trouve confronté à des sentiments et à des thèmes radicalement opposés à ceux des expériences positives.

Ces NDE, qu'il faut bien appeler négatives, semblent renverser en leur contraire, terme à terme, toutes les caractéristiques cliniques et psychopathologiques de la NDE positive. Ce qui était élation, amour, restructuration, union, narcissisation, recentrement, effet symboligène devient détresse, haine, solitude, déstructuration, dispersion, horreur, effet diaboligène (dans son opposition étymologique à symboligène), perte de sens, etc.

Cet ensemble de données subjectives remet fortement en question la croyance en une mort synonyme de béatitude et d'union cosmique - si tant est que l'expérience racontée de la NDE puisse correspondre à une entrée dans la mort réelle, ce qui restera toujours à prouver, rappelons-le.

L'autre aspect que j'aimerais souligner concerne les effets négatifs de certaines NDE dont le déroulement fut, selon les témoignages, apparemment positif

Classiquement, et Moody fut l'un des premiers à attirer l'attention sur ces phénomènes, les expérienceurs changent radicalement, et de façon positive, leur mode d'être au monde dans les suites de leur NDE : sentiment d'une mission à accomplir, intérêt pour le monde et les gens, capacité d'investir psychiquement et de faire aboutir des projets, parfois très éloignés de leur cadre de vie antérieure, etc. Dans de nombreux cas, cependant, il nous a été donné de rencontrer des personnes qui, ayant vécu une NDE, n'avaient absolument pas accédé à ces changements radicaux, bien au contraire. On ne peut qu'être saisi, à leur contact, par un malaise dû à l'écart entre leurs allégations de changement et d'amour universel, et la réalité de leur comportement : agressivité, mal ou très mal contrôlée, enflure mégalomaniaque, sentiment d'appartenir à une caste de privilégiés, le tout cachant mal une détresse qu'ils reconnaissent difficilement.

Dans ces cas, en effet, les comportements des expérienceurs évoquent, au décours des NDE, des dérapages ou des ratages de ce qui, chez d'autres, est authentique changement. Tout se passe comme si l'expérience fusionnelle avec le cosmos vécue hors du corps, à l'origine d'un sentiment océanique, où la notion même de limites est absente, marque à jamais, et de deux façons diamétralement opposées, les sujets revenus dans leur corps.

Parmi les hypothèses psychopathologiques qui peuvent être envisagées pour rendre compte des effets négatifs des NDE comme des effets positifs, on peut imaginer que l'essentiel du devenir de l'expérienceur repose sur la façon dont son inconscient a pu métaboliser ce moment de réintégration dans les limites trop étroites de leur corps qu'ils décrivent comme difficile, horrible, abominable. Ce mouvement s'accompagne d'un sentiment fondamental de perte de relation caractérisant la fusion cosmique vécue, ou revécue, lors de l'expérience. Dès lors, deux possibilités peuvent être ici envisagées concernant la façon dont le sujet négocie et négociera cette « énergie libidinale en suspens » 5, qui n'est autre que son narcissisme.

a) Le sujet peut accepter cette limitation, ce retour à des limites étroites, grâce au fait qu'il a pu auparavant constituer sa personnalité sur la base d'un narcissisme sain lui ayant permis, lors de la NDE, d'alimenter, de ressourcer et de conforter ce noyau d'identité de base. Le sujet peut alors accéder, au décours de sa NDE, à une authentique capacité d'amour et de compassion à l'égard d'autrui, mais cet autrui est extrêmement bien identifié, perçu dans ses qualités intrinsèques et spécifiques, et il cesse, en grande partie, d'être un support de projection.

b) Ou alors, le sujet ne peut accepter le retour à cette limitation, en raison probablement de sa fragilité narcissique, d'un sentiment d'insécurité fondamental qui caractérise un grand nombre de personnalités appelées « états limites ». Ces personnalités, en butte à un tel malaise identificatoire, tentent de trouver dans leur vie relationnelle, et surtout dans le regard de l'autre, le reflet de ce qu'ils pourraient être (ce qui est, par exemple, le cas de beaucoup d'acteurs). De ce fait, le renoncement au sentiment élationnel vécu lors de l'expérience est l'équivalent d'un deuil impossible, au service duquel ils vont plier leur entourage, tentant de rejouer, dans leur vie relationnelle, certains aspects de relation vécue pendant la NDF, (mégalomanie, perte des limites du moi dans une allégation d'amour universel) qui tendent à cacher cette blessure narcissique, d'autant plus grave qu'elle vient raviver le narcissisme défaillant d'origine. Corrélativement, aucune capacité d'amour authentique n'est possible pour ces sujets qui compensent leur faille narcissique par une érotisation négative de leurs relations sociales : sentiment de supériorité, sentiment d'appartenance à mi monde d'initiés touchés par l'aile de Dieu, etc.

Au terme de cette contribution, nous pouvons dire que, si la psychanalyse a les plus grandes difficultés à parler de l'expérience de la NDE elle-même et surtout de ce qui serait son prolongement hypothétique, à savoir l'entrée dans la mort réelle, elle reste cependant précieuse pour :

- la recherche du sens que revêt l'apparition d'une NDE dans la vie d'un sujet. Nous savons par expérience que cela a toujours un sens par rapport à la problématique, à l'histoire et à ce que vit le sujet au moment de l'événement ;

- l'étude et la réflexion sur la qualité de la NDE et sur ses effets : NDE positives, NDE négatives, effets positifs et effets négatifs des NDE ;

- la réflexion sur l'évolution, les processus de changement, ou sur les difficultés à négocier avec la vie.

Les entretiens cliniques, peu nombreux il est vrai, que nous avons pu mener auprès de sujets ayant vécu une NDE, nous laissent à penser que, parallèlement à la réflexion sur l'aspect spirituel de ces expériences, un regard, une réflexion et une aide psychanalytiques sont nécessaires pour les sujets qui, d'ailleurs, s'en défendent le plus : les expérienceurs à effets négatifs. Bien entendu, il ne s'agit pas d'une appréhension psychanalytique classique, mais élargie, tenant compte de l'énergie psychique, des différents modes d'expression et de compréhension du narcissisme dans ses acceptions les plus récentes et de l'introduction de l'aspect transpersonnel de l'expérience, avec son cortège d'archétypes et de mythes.
 
 

1. Freud, Etudes sur l'hystérie, PUF, 1956,

2. Didier Anzieu, Le Corps de l'oeuvre, Gallimard, 1981,

3. Stanislav Grof, Psychologie transpersonnelle. Ed. du Rocher, 1984.

4. Stanislav Grof, John Halifax, La Rencontre de l'homme avec la mort, Ed. du Rocher, 1982.

5. Selon l'expression de Louis Astruc, Créativité et sciences humaines, Maloine, 1970.

 

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3.

 

LA NDE, LA NAISSANCE, L'ANGE ET LE FANTÔME

Une clinique de la mort dans le travail de Françoise Dolto

Didier DUMAS
psychanalyste


« Lorsqu'il s'agissait de visions extralucides, d'épisodes qui se seraient passés à distance, ou de Visitation par l'esprit des morts, je me hasardais à le reprendre pour sa tendance à accepter les croyances occultes sur la base de preuves bien minces. Il me répondait : " Cela ne me plaît pas non plus, mais il y a quelques vérités là-dedans " - exposant ainsi par une brève phrase les deux aspects de sa nature. »

Ernest Jones
(La Vie et 1'Îuvre de Sigmund Freud)


 
 

Psychanalyse, parapsychologie et NDE

Peut-on penser la mort sans aucune référence à l'enfant ? Peut-on prétendre aborder la question en ignorant que le tout-petit n'a pas peur de la mort et que cette peur s'acquiert par l'identification aux adultes tutélaires ? Freud se voulait scientifique et, du même coup, athée. Il n'en constata pas moins que, dans son inconscient, l'homme se croit immortel. Or, ce à quoi il donna le nom d'inconscient, n'est-ce pas justement le savoir de l'enfant en nous-mêmes ? N'est-ce pas ce savoir infantile qui permit aux enfants juifs de narguer les bourreaux qui les immolaient en dessinant des papillons sur les murs des chambres à gaz ? N'est-ce donc pas de l'enfant que seraient nées en dernière analyse toutes les religions ? Voilà les questions qui m'ont engagé à mettre en continuité le travail de deux femmes qui ont, toutes deux, affronté la question du maternel comme une question première dans l'avenir de l'humanité : Françoise Dolto et Elisabeth Külbler-Ross.

Les croyances ne sont valables que pour ceux qui se les forgent. Elles ont de plus l'inconvénient majeur de pouvoir abrutir ceux à qui on les inculque. Mon propos n'est donc pas ici de prêcher pour l'immortalité de l'âme, mais de cerner en quoi les NDE peuvent concerner les psychanalystes.

D'une façon générale, elles devraient les intéresser pour plusieurs raisons : d'une part, parce que la mort et le sexe sont au centre de la clinique psychanalytique ; de l'autre, parce qu'il s'agit de témoignages sur un vécu psychique et que le rôle des psychanalystes est d'être à l'écoute de tout ce qui témoigne de la réalité psychique. La conversion hystérique, le rituel obsessionnel ou la bouffée délirante confrontent d'ailleurs le clinicien à des vécus psychiques apparemment tout aussi mystérieux. L'homme obsessionnel qui ne peut prononcer une seule parole sans auparavant en compter toutes les syllabes sur les doigts de la main, et qui, en société, semble passer son temps à compter des sous au fond de ses poches, nous présente un univers tout aussi étrange que celui qui nous raconte une OBE, un voyage hors de son corps. Tous les phénomènes psychiques sont a priori mystérieux, mais il est surtout évident que les cliniciens ne peuvent y avoir accès sans la parole de ceux qui veulent bien se confier à eux. Les psychanalystes ont donc toutes les raisons de se sentir concernés par les NDE. Mais, en pratique, cela leur est difficile car, d'une part, les théories auxquelles ils se réfèrent n'ont jamais cherché à prendre en charge ce genre de phénomènes. De l'autre, les expérienceurs, ceux qui témoignent d'une sortie de leur corps au cours d'un coma ou d'autres circonstances critiques, n'ont en général pas besoin de leurs services pour bénéficier, au travers de cette expérience, d'une évolution spirituelle allant souvent bien au-delà de tout ce que les humains se sont donné comme outillage thérapeutique dans le domaine de la mort. Ceux qui, en revanche, peuvent être amenés à consulter un psychanalyste sont les expérienceurs témoignant d'une NDE négative. J'entends par là une NDE vécue par celui qui la relate comme un événement traumatique.

En rejetant l'hypnose, les psychanalystes ont exclu de leur champ de recherches toutes sortes de phénomènes psychiques dont ils ont, du même coup, délégué l'étude à la parapsychologie. C'est le cas des OBE. Le traumatisme psychique est par contre au centre de la recherche analytique. On conçoit donc qu'il puisse servir de pont entre deux domaines qui ont été jusqu'alors antagonistes. C'est pourquoi j'ai choisi de présenter ici quelques outils conceptuels permettant à un psychanalyste d'intervenir dans les éventuels enjeux d'une NDE, lorsque celle-ci se présente comme un événement traumatique.

Les NDE négatives ou traumatiques sont assez rares. Dans son livre 1, Patrice Van Eersel en relève quatre cas, dont deux vécus par des femmes. Or ces deux cas ont un point commun. Il s'agit chaque fois d'un début de NDE survenant à l'occasion d'une naissance.
 
 

Traumatisme de la naissance ou NDE ?

Le premier est celui de Nancy Bush *, pour qui cette expérience de sortie du corps « fut tout simplement atroce 2 ». Elle était en train de donner naissance à son deuxième enfant, une fille. « Un accouchement insupportablement douloureux. A lui donner des envies de meurtre, tant elle se sentait trahie. Cela faisait dix heures qu'elle gisait là, en contractions. [...] Soudain, une brusque chute de tension. Nancy s'évanouit- En un éclair, elle se retrouve " flottant quelque part ", comme hors de son corps dans une nuit d'encre. » Elle aperçoit alors « des centaines de petits cercles noir et blanc clignotant autour d'elle, le noir devenant blanc et vice versa », qu'elle reconnaîtra par la suite comme le symbole chinois du yin et du yang. Ces « monstrueuses figures géométriques » se moquent d'elle et lui démolissent sa vie. « Un désespoir et un chagrin atroces » la saisissent comme si tout ce qu'elle avait aimé jusqu'alors était irrémédiablement détruit 3.

* Actuelle présidente de IANDS-Etats-Unis.

L'autre témoignage est celui d'une femme du Minnesota qui, elle aussi, s'est évanouie au cours d'un accouchement. Même scénario : une grande souffrance, une hémorragie et hop ! Le trou noir. [...] La jeune femme flotte un instant dans un « no man's land léger et obscur ». Elle aussi a l'impression que des « êtres » l'entourent, se moquent et s'amusent d'elle. Cet amusement « lui est littéralement insupportable », donnant à son vécu la tonalité d'un cauchemar 4. Donnait-elle, elle aussi, naissance à une fille ? Le livre ne nous le dit pas et, d'ailleurs, ces deux cas n'offrent pas assez de renseignements sur la vie, l'histoire et les parents de ces deux femmes pour pouvoir avancer la moindre interprétation psychanalytique. Il est, en revanche, possible d'interroger la dimension traumatique de ces témoignages en les rapprochant d'un autre cas de NDE survenant, elle aussi, au cours d'une naissance et relaté par Françoise Dolto.

Il s'agit d'une femme qui fait un état convulsif et sombre dans le coma, après avoir accouché d'une petite fille. Son mari, qui a terminé sa psychanalyse avec Françoise Dolto, la rappelle en urgence. Quelques jours auparavant, sa femme a mis au monde leur deuxième enfant. Il la quitte au petit matin pour aller chercher leur fils aîné. Tous deux repassent à la clinique. La mère et le bébé vont bien. Il accompagne son fils à l'école et, aussitôt après, lorsqu'il revient, il retrouve sa femme dans un état convulsif ; malgré les soins qu'on lui prodigue, celle-ci sombre dans le coma.

Quarante-huit heures plus tard, le réanimateur lui annonce que, même si on la tire de là, ce ne sera pas sans séquelles et qu'elle restera paralysée au moins des deux jambes. Envahi par une haine violente contre la vie et l'impuissance de la médecine, il reprend rendez-vous chez sa psychanalyste.

Il arrive chez Françoise Dolto dans « un incroyable état d'agitation », lui annonçant qu'il ne restera pas avec une femme infirme, « qu'il la tuera plutôt 5». Là-dessus, il raconte que ses beaux-parents, alertés, sont arrivés à la clinique, mais que sa belle-mère a refusé de voir sa fille et est restée dans le couloir. « Son beau-père, un peu gêné du refus de sa femme, a alors révélé à son gendre l'histoire de la naissance de leur fille : celle-ci était l'aînée de quatre enfants, deux filles et deux fils. À sa naissance, sa mère s'est mise à la détester et en a fait une véritable phobie. Il en a été de même pour le deuxième enfant, une fille aussi. Au contraire, elle avait aimé, dès le premier jour, allaité et élevé ses troisième et quatrième enfants, deux garçons. Ses deux enfants aînés, les deux filles, ont dû être élevées chacune sans voir leur mère jusqu'à l'âge de la marche 6. »

Pensant qu' « avec un être dans le coma la parole passe sans que nous sachions pourquoi 7 », Françoise Dolto, après avoir écouté cet homme, lui conseille tout d'abord d'aller manger et dormir, ce qu'il n'a pas fait depuis l'accouchement, pour ensuite retourner auprès de sa femme et lui raconter l'histoire de sa propre naissance. Ainsi fit-il et, dans les quelques heures qui suivirent, son épouse sortit du coma sans aucune séquelle.

Au réveil, ses premières paroles furent : « Je veux voir ma fille » ; puis, s'adressant à son mari : « Je ne sais pas si j'ai rêvé, ou si c'est bien toi qui m'as raconté ma naissance. J'ai tout de suite compris que c'était à cause de cette histoire, que j'ignorais, que je n'avais pas le droit d'avoir cette petite fille. Alors, je me suis échappée du coma 8. » Elle décrivit aussi ce qu'elle avait vécu pendant son coma : « Elle se voyait dans un coin du plafond », d'où elle « observait son mari et le réanimateur penchés au-dessus d'une forme humaine aussi plate qu'une feuille de papier, sans savoir que c'était son corps. Au moment où son mari s'est mis à lui expliquer sa venue au monde, elle a ressenti une vive douleur en même temps qu'elle se sentait rentrer par le sommet du crâne dans cette forme raplapla, en la regonflant. Elle est alors rentrée dans un noir très douloureux et c'est de là qu'elle est sortie en se réveillant 9. »

Ce cas éclaire d'où peut surgir la dimension traumatique d'une NDE, lorsque celle-ci est concomitante d'une naissance. Mais avant d'y revenir, voyons tout d'abord comment la mort est pensée dans le discours freudien.
 
 

L'image inconsciente du corps

C'est en élaborant la pulsion de mort, lorsqu'il écrit Au-delà du principe de plaisir, que Freud constate que, dans l'inconscient, l'être humain se croit immortel. Il n'en conclut pas pour autant à l'immortalité de l'âme. Croyants et incroyants peuvent alors se demander pourquoi. La réponse est simple : parce que l'immortalité de l'âme ne peut pas être une question centrale dans la clinique analytique. Ceux qui font appel à un psychanalyste savent qu'il peut être plus difficile de vivre que de mourir. Qu'ils en parlent ou qu'ils le taisent n'y change rien, puisque c'est ce qui les décide à consulter.

La clinique analytique est donc directement concernée par la mort, mais une mort qui ne se représente pas tant dans la perte du corps que dans la perte de l'armature psychique qui permet de coordonner les différents mouvements de la vie. Or, cette « armature psychique » est ce que Françoise Dolto a appelé l'image inconsciente du corps10. Une « image » certes, mais une image posée comme immatérielle, invisible, mais dont ne dépend pas moins la possibilité de s'exprimer avec son corps, d'y réceptionner l'autre ou de se projeter en lui.

Comment donc cette image apparaît-elle en clinique, puisqu'elle nous est donnée comme invisible ? Elle apparaît dans la mobilité des images que l'analysant produit pour son analyste : à travers ses dessins et ce qu'il en dit, lorsqu'il s'agit d'un enfant ; dans les images de ses rêves et de ce qu'il y associe, lorsque c'est un adulte.

L'image inconsciente du corps n'apparaît ainsi qu'à travers sa mobilité. Elle ne se dévoile que dans la mouvance des images dont use la psyché, celles qui surgissent dans les rêves et les fantasmes, mais aussi toutes celles qui apparaissent dans les métaphores langagières qu'on utilise pour parler de soi. Invisible mais mobile, l'image inconsciente du corps mémorise toute l'histoire de la personne. Elle se structure dans la parole : la langue maternelle, dans laquelle l'esprit se construit, Elle gouverne la mobilité et l'équilibre du système de représentations que nous utilisons dans le rapport aux autres. Elle permet d'assumer ces deux choses étroitement liées que sont la sexualité et la mort.

Il s'agit donc d'une armature mobile, dont la principale fonction est de maintenir un équilibre entre des forces antinomiques, mais néanmoins constitutives de l'esprit : celles du conscient et celles de l'inconscient. Cette armature immatérielle coordonne, par exemple, le conscient, qui associe le sexe au plaisir et à la jouissance, et l'inconscient, qui l'associe à la pérennité de l'être, à la survie de l'espèce et à la mort. Mais elle coordonne aussi l'endroit où le conscient reconnaît la mort comme une limite infranchissable, dont la butée est l'horreur, la frayeur et l'effroi, et le lieu où l'inconscient, croyant à l'immortalité de l'être, considère la perte du corps comme une naissance vers un espace inconnu. Pour le psychanalyste, si l'inconscient est incontournable, n'est-ce pas, en premier lieu, parce qu'il est responsable de l'existence des religions ? Quant à l'armature psychique qu'est l'image inconsciente du corps, lorsqu'elle est mise à mal, c'est généralement à un Fantôme que l'on doit ce genre de désordre.
 
 

L'Ange et le Fantôme

Le concept de Fantôme est important pour ce qui va suivre. Défini par Nicolas Abraham 11 comme un objet de l'inconscient transmissible d'inconscient à inconscient dans les relations de filiation, le fantôme fait appel à une conception de l'inconscient assez différente de celle proposée par Freud. Celui-ci considère que l'inconscient est constitué des vécus oubliés de la petite enfance. Il exclut donc que l'inconscient des parents, ou des figures tutélaires, puisse jouer un rôle dans la constitution d'un inconscient posé, du même coup, comme individuel. Or, voilà précisément ce qu'un certain nombre d'analystes, dont moi-même, ont été amenés à regarder de plus près 12. Ces psychanalystes, dont la plupart ne se connaissent même pas, proposent, chacun à leur façon, une conception de l'inconscient, non plus individuelle, mais généalogique, ou plutôt transgénérationnelle. Comme Freud, ils considèrent que l'inconscient est constitué de « vécus oubliés », mais que ces vécus peuvent aussi bien concerner l'histoire de la personne que celle de ses parents ou de ses ancêtres. Je ne développerai pas ici plus amplement ce point. Je l'ai déjà fait dans deux de mes livres 13. Pour ce qui suit, il suffit ici de considérer que le concept de Fantôme se réfère à une conception du traumatisme, développée seulement après la mort de Freud. Dans cette optique, le traumatisme psychique est un événement qui s'installe de façon pathologique, non pas à cause de sa violence intrinsèque, mais parce que celle-ci remet en scène d'autres événements similaires qui n'ont pas pu se parler dans le vécu des générations antérieures. Le Fantôme conceptualise ainsi une absence de parole qui, se transmettant comme une entité parasite, d'une génération à l'autre, peut provoquer toutes sortes de symptômes qui sont alors du registre de la hantise. Dans ce cas, les symptômes expriment la façon dont la personne est hantée par le secret d'un autre : ce qu'un père, une mère, ou un ancêtre plus éloigné n'a pas pu dire de lui-même dans sa vie propre. Ajoutons qu'avec la théorie analytique classique on échoue dans ce cas à libérer la personne de ses symptômes. Ceux-ci ne se dissolvent qu'en retrouvant ce qui n'a pas pu se dire dans le vécu des générations antérieures.

Mais comment retrouve-t-on cela dans la relation thérapeutique ? Comment y débusque-t-on un fantôme ?

Le plus souvent à l'aide d'un ange.

L'Ange est un concept indissociable de celui de Fantôme. Il conceptualise tous les phénomènes bizarres mettant en jeu une communication directe ou télépathique des inconscients de l'analyste et de son client qui se révélera, dans l'après-coup, comme ce qui a permis de débusquer un Fantôme et par là même de le dissoudre. L'Ange est ainsi le représentant d'un message réceptionné par d'autres voies que celles de la parole. C'est un concept qui rend compte de la façon dont le psychanalyste travaille en tout premier lieu avec son propre inconscient.

Anges et fantômes sont dans les mythologies des figures qui, lorsqu'elles apparaissent en relation à l'enfant, sont respectivement annonciatrices de vie ou de mort. Émissaire du Ciel, figure de lumière, l'Ange préside à l'Incarnation ou veille sur la gestation de l'enfant. Représentant des ténèbres, de ce qui n'arrive pas à mourir, le Fantôme est, lui, responsable de la mort subite et sans raisons apparentes du nouveau-né. De nombreuses cultures attribuent ces morts subites à des fantômes, des esprits maléfiques ou des âmes errantes qui vident les bébés de leur substance. Le loup-garou fait partie de ces êtres redoutables. Mais le loup est aussi, dans notre mythologie, le seul mammifère susceptible de se substituer à la mère, lorsque celle-ci est morte. C'est une louve qui, en nourrissant Romulus et Remus, permit la fondation de Rome. Or, quel est l'être le mieux placé pour se substituer à la mère lorsque celle-ci a disparu, sinon sa propre mère ? Voilà pourquoi dans Le Petit Chaperon rouge, le loup représente un fantôme précis, celui du ventre de la grand-mère qui, se substituant à celle qui a porté l'enfant, peut, du même coup, le lui ravir. Le cas relaté par Françoise Dolto présente un Fantôme de même structure : un objet de l'inconscient se manifestant comme la présence occulte d'une grand-mère. C'est, en effet, le spectre d'une grand-mère qui, se manifestant à la naissance d'une première petite fille, est ici responsable d'une symptomatologie puerpérale.

Passons du Petit Chaperon rouge à la Belle au bois dormant, puisque c'est l'amour qui vient à bout de ce fantôme. Françoise Dolto rend compte en effet du travail d'un client qui ne la consulte pas pour lui-même. Son analyse personnelle est terminée. Il la consulte pour sa femme, espérant un miracle qui pourrait la sortir du coma où elle a sombré. Est-il fou d'attendre de la psychanalyse une chose aussi invraisemblable ? Certes pas, mais à condition qu'il puisse assumer - comme un psychanalyste - de travailler avec son inconscient, ou, en d'autres termes, nous l'avons vu, de pouvoir prendre au sérieux la façon dont un Ange peut s'y manifester. C'est d'ailleurs afin d'expliquer à son auditoire de l'époque que le psychanalyste ne travaille pas avec son conscient, mais avec son inconscient, que Françoise Dolto décide de raconter ce cas.

Qu'il s'en rende compte ou pas, le mari assume donc, pour sa femme, la position d'un psychanalyste, tandis qu'il met sa propre psychanalyste dans la position d'un contrôleur 14. Il arrive à l'heure dite et, d'entrée de jeu, il laisse travailler son inconscient : il est dans « un incroyable état d'agitation ». N'est-ce pas aussi ce qu'on appelle un état modifié de conscience ? Il déclare qu'il est capable de tuer sa femme, propos apparemment absurde, puisqu'il consulte justement pour la sauver. Qu'actualise-t-il dans son agitation ? D'où vient cette bouffée d'incohérences qui lui fait prononcer des désirs de mort pour sa femme ? N'essaie-t-il pas, sans le savoir, d'actualiser pour celle qui, dans son travail d'analysant, a remplacé sa mère, un désir de mort qui concerne sa femme et qui n'a eu jusqu'alors ni voix, ni visage ? C'est, en tout cas, ce que laisse entendre l'enchaînement de ses propos puisque, ayant verbalisé ce désir de mort, il continue, comme par hasard, sur ce que son beau-père lui a appris de la naissance de sa femme. Il donne ainsi à entendre que ce prétendu désir de mort concerne la relation des mères aux filles, dans la lignée de sa femme. Ce qui permet à Françoise Dolto de percevoir un Fantôme : une terrible absence de mots dramatiquement à l'oeuvre dans celle lignée.

Comme elle, gardons-nous bien d'attribuer des désirs de mort à l'un ou l'autre des acteurs de ce drame. Il s'agit là d'un Fantôme. Il faut donc, dans ce cas, se garder de croire que ce qui apparaît comme des désirs de mort appartient à quelqu'un en propre. L'erreur fondamentale aurait été, par exemple, de les attribuer à la belle-mère de cet homme, de croire qu'en refusant de voir ses filles avant qu'elles ne soient en âge de marcher cette mère aurait désiré les voir mourir. Non, si cette femme n'a pas pu se comporter autrement à la naissance de ses filles, c'est que déjà, pour elle, ce Fantôme, cette terrible absence de mots revenant dans la relation mère-fille l'avait rendue dramatiquement phobique de ses propres filles, Ainsi, si son client avait voulu trouver les clefs de cette histoire sans paroles, Françoise Dolto aurait dû l'engager à aller en chercher les mots manquants dans la première année de la vie de sa belle-mère, si ce n'est dans celle de la mère ou de la grand-mère de celle-ci. Là n'était bien sur pas son propos, puisque cet homme ne la consultait pas pour la phobie de sa belle-mère, mais pour l'état dans lequel avait sombré sa femme. Françoise Dolto l'engage donc à assumer jusqu'au bout ce que lui dicte son propre inconscient, en allant verbaliser à celle qui est dans le coma les mots manquants dans la première année de sa vie. Telle est la clef du miracle de la résurrection : le Prince Charmant ayant trouvé la voie par où s'exprime l'Ange, la Belle endormie émerge des brumes opaques où elle avait sombré.

Le génie clinique de Françoise Dolto a surpris plusieurs générations d'analystes, mais rares sont ceux qui ont pu voir que ce génie reposait sur la théorie qu'elle s'était donnée pour assumer son métier. Or, c'est sa théorie de l'image inconsciente du corps qui lui a permis de travailler d'une façon aussi surprenante pour tous ses collègues. L'étrangeté de cette « image » ne se limite pas à son invisibilité. L'image du corps possède en plus une étonnante autonomie dans ses rapports à la réalité du corps physique. Voilà, d'ailleurs, ce qui apparaissait incompréhensible aux collègues qui l'écoutaient à l'époque.

Dans ce séminaire, elle relate, à la suite de ce cas, celui d'un enfant qui apprend une langue étrangère au cours d'un coma profond, un enfant ayant appris l'italien « extradé de son corps ». « Qu'est-ce qu'une conscience - demande-t-elle - si les comateux sortis de leur période d'inconscience portent en eux la trace enregistrée de ce qui s'est dit et passé autour deux ? » Ses auditeurs sont stupéfaits. Pour répondre à leur étonnement, elle évoque alors une clinique qui leur est plus familière, celle des enfants autistes. Ces enfants sont comme les schizophrènes. Ils « ne localisent visiblement pas dans leur corps l'endroit où ils se trouvent ». Ils ont « l'air d'être inconscients ». Ils refusent de se servir de leurs yeux, ne regardent rien. Ils ont « l'air d'être ailleurs », ce qui fait que nous nous mettons à parler d'eux sans nous adresser à leur propre personne. « C'est cela qui est troublant », affirme-t-elle. Mais n'est-ce pas parce qu' « ils ne focalisent pas leur personne dans leur image du corps située dans l'espace et le volume de ce corps-là15 » ? En effet, lorsqu'on travaille avec des autistes, il est assez étonnant de constater que ces enfants ne situent pas forcément leur image du corps dans la réalité physique de leur propre corps.

Apparaissant, dans les phénomènes psychotiques, comme une « image » capable de se déconnecter de la réalité physique, l'image inconsciente du corps trouve par là même sa place dans l'étude des NDE. L'Ange et le Fantôme sont aussi des concepts pouvant apporter un certain éclairage dans la compréhension de tous les états modifiés de conscience, qu'il s'agisse de ceux dont témoignent les pratiques initiatiques et les thérapies qui en sont issues, ou de ceux comme les NDE et les OBE, qui surgissent spontanément.
 
 

La naissance : un état modifié de conscience

La mise au monde d'un enfant se présente souvent elle-même comme un état modifié de conscience, marqué par la reviviscence d'un état antérieur. Nombreuses sont celles qui racontent avoir revécu, à cette occasion, leur propre naissance. Cela est plus particulièrement fréquent lorsqu'il s'agit soit d'un premier enfant, soit de celui ayant la même place que la mère dans sa propre fratrie, soit encore d'une fille aînée, comme dans le cas présenté ci-dessus. Or, le retour d'un vécu antérieur remettant en scène sa propre naissance est d'autant plus susceptible de télescoper celui d'une NDE que ces deux événements suivent un scénario structurellement semblable. En naissant, l'enfant découvre un univers dont il ne pouvait rien se représenter auparavant. Il y est accueilli par un être qu'il rencontre pour la première fois, celle qu'il va devoir reconnaître comme sa mère. De même, l'expérienceur qui, après avoir constaté qu'il n'est plus dans son corps, découvre un univers dont il ne pouvait rien percevoir auparavant et où il est accueilli par un être immatériel. Or, ces êtres qui apparaissent dans les NDE prennent aussi l'une de ces deux figures du monde immatériel que symbolisent l'Ange et le Fantôme. Ce sont soit des êtres faits de transparence ou de pure lumière, qui peuvent alors aussi prendre la forme d'une des figures de sa mythologie d'incarnation, le Christ ou Bouddha. Mais ce sont aussi, très souvent, des êtres déjà décédés, l'un ou l'autre des parents, ou toute autre personne dont on a eu à porter le deuil.

Dans les NDE, ces revenants n'ont rien de menaçant. Ils n'apparaissent pas moins comme des fantômes, puisque l'expérienceur les visualise sous l'apparence qu'ils avaient de leur vivant, comme si la mort ne les avait nullement modifiés. Ils peuvent en effet apparaître beaucoup plus jeunes qu'ils ne l'étaient en mourant, ce qui nous invite à repenser ce qui constitue le vécu d'une NDE. On a beaucoup mis l'accent sur la dimension transcendantale de ce vécu qui repousse les frontières de la mort. On s'est moins penché sur la dimension subjective à travers laquelle il s'exprime. Que certains rencontrent le Christ et d'autres Bouddha indique déjà que le vécu d'une NDE prend aussi sa source dans un imaginaire s'étant constitué dans l'espace terrestre et qui est, à ce titre, porteur de l'ensemble des vécus antérieurs qui en ont permis la constitution. Toute bizarrerie ou événement non conforme au modèle que présente l'ensemble de toutes les NDE peut ainsi être renvoyé à la constitution personnelle et terrestre de l'imaginaire, aux traumatismes qu'on y a rencontrés et aux fantômes hérités de son histoire familiale.

Lorsque Elisabeth KübIer-Ross raconte à Patrice Van Eersel que, depuis ses OBE au Monroe Institute, elle dialogue avec un ange, elle l'appelle « tantôt son guide, tantôt son fantôme 16 ». Dans les états modifiés de conscience, la frontière permettant de différencier un ange d'un fantôme est assez floue. Mais n'est-ce pas aussi la confusion entre ces deux ordres de représentation qui semble être ici responsable de la dimension traumatique d'une NDE concomitante d'une naissance ?

Le cas présenté par Françoise Dolto nous laisse penser que, en accouchant, une femme peut tout à la fois revivre sa propre naissance et faire une NDE. On conçoit alors que, dans ce cas, la similitude des deux scénarios induise une confusion entre l'ange qu'a été sa propre mère et celui qui garde les portes du Ciel. Quelles sont donc ces figures immatérielles qui, dans les deux cas rapportés par Patrice Van Eersel, se moquent de la parturiente, lui démolissent sa vie et donnent à la NDE la tonalité d'un cauchemar ? Est-ce là aussi un Fantôme grand-maternel, une fée Carabosse revendiquant ses droits auprès du berceau, une entité parasite que les structures de l'inconscient cherchent à représenter afin d'en protéger l'enfant ? Ou est-ce un Ange dont la mission serait de mettre des mots aux endroits où, dans la généalogie maternelle, le Verbe s'est violemment brisé ? N'est-ce pas étrange que ce soit la figure du yin/yang qui persécute Nancy Bush au moment où elle donne naissance, elle aussi, à une petite fille ? Symbole universel de la dualité, le yin/ yang est précisément ce sur quoi débouche une naissance : la relation duelle de la mère et de l'enfant. Mais gardons-nous d'interpréter le vécu de quiconque en l'absence de son propre témoignage.

J'ai écrit ces quelques lignes pour montrer comment la psychanalyse peut apporter un nouvel éclairage sur ces mystérieux phénomènes que représentent aux yeux de la rationalité occidentale les NDE et les OBE. Mais je les ai aussi écrites en nourrissant l'espoir que l'étude des NDE et des OBE puisse nous proposer une nouvelle vision de ce que nous appelons, à défaut d'autres termes, la psychose. Et à ce niveau, ce n'est pas la similitude, mais la diversité des vécus dont témoignent les expérienceurs qui, peu à peu, nous en apprendra plus.
 
 

1. Patrice Van Eersel, La Source noire, Grasset 1986.

2. Ibid., p. 295-296.

3. Ibid.

4. Ibid., p. 299-300.

5. Françoise Dolto, Séminaire de psychanalyse d'enfants, tome 1, Ed. du Seuil, 1982, p. 115.

6. Ibid., p. 115-116.

7. Ibid., p. 116.

8. Ibid., p. 116, souligné par moi.

9. Ibid.1

10. Françoise Dolto, L'Image inconsciente du corps. Ed. du Seuil, 1984.

11, Nicolas Abraham, « Notules sur le fantôme », in Nicolas Abraham, Maria Torok, L'Ecorce et le Noyau, Aubier-Flammarion, 1978.

12. Ces analystes sont :

Lucien Mélèse, « Epilepsie psychanalyse », in Psychanalyse à l'Université, tome 1, n° 2, 1976 ; « Voie royale ou forêt vierge », in Patio. n° 2, 1984 ;

Nicolas Abraham, Maria Torok, op. cit.;

S. Guyotat, Mort/Naissance et filiation, Masson, 1980 ;

Alain de Mijolla, Les Visiteurs du moi. Belles Lettres, 1981 ;

Claude Nachin, Le Deuil d'amour. Editions Universitaires, 1989

Didier Dumas, L'Ange et le Fantôme, Minuit, 1985 ; Hantise et clinique de l'Autre, Aubier, 1989.

13. L'Ange et le Fantôme et Hantise et clinique de l'Autre, 1989.

14. On appelle « contrôleur » le psychanalyste qu'on consulte lorsque, faisant soi-même ce métier, on éprouve le besoin de parler avec un autre du travail qu'on effectue avec ses propres clients.

15. Françoise Dolto, Séminaire de psychanalyse d'enfants, p. 118, souligné par moi.

16. La Source noire, p. 274.
 
 

Cinquième partie

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